Enfance abusée, la responsabilité de l’Eglise

Théâtre • L’onde de choc du Rapport Sauvé sur les abus sexuels et viols dans l’Eglise catholique française hante par anticipation «Grâce à Dieu», pièce salutaire du cinéaste François Ozon tirée de son film. Virale, la souffrance des victimes contamine familles et proches. (Par Christophe Pequiot)

L’ombre des crimes commis sur des enfants plane sur la haute hiérarchie catholique dans «Grâce à Dieu». (Mercedes Riedy) Cie Marin

En 2018, à travers un fait de société, les agressions et crimes sexuels commis par le Père Preynat sur 70 enfants et couverts par sa hiérarchie, François Ozon sortait Grâce à Dieu. Ours d’argent au Festival de Berlin, ce grand film politique ouvre à des questionnements de société irrésolus – le déni, l’injustice, l’impunité, l’effet de la libération de la parole. Il est aussi un portrait d’une grande justesse d’hommes fragiles, tourmentés, sous emprise et dans un rapport de manipulation avec celui qui est censé être leur guide spirituel. Ces êtres sont rarement faibles, épaulés par une écoute féminine tour à tour empathique et critique.

L’essentiel du propos et des témoignages accablants sur les crimes systémiques, méthodiques, l’indifférence et les dénis de l’Eglise, et le «tout le monde savait», est la matière même de la pièce- investigation Grâce à Dieu. Elle est contenue dans l’ouvrage De victimes à témoins, disponible sur le site de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise qui a rendu son Rapport le 5 octobre dernier: «Si la chape de silence recouvrant les violences sexuelles sur des mineurs et des personnes en situation de vulnérabilité a fini par se rompre dans l’Eglise catholique, nous le devons d’abord aux personnes ayant subi ces violences. Ces personnes ont dû surmonter leur souffrance, parfois des sentiments de honte et de culpabilité et, souvent, le déni familial ou ecclésial, pour prendre la parole après des décennies de silence contraint ou d’oubli traumatique.» (1)

Pièce chorale

En adepte des huis clos tendus, pétris de contra- dictions, doutes et points de vue antagonistes, François Marin signe en Suisse la première mise en scène de la pièce qu’Ozon a tirée de son film. Son approche est brechtienne en diable par cette omniprésence des interprètes au plateau et dans ses bordures, à main droite et gauche. Par son refus de toute illusion aussi. Dès l’entame, la forme en est chorale dans la lecture que font à tour de rôle les cinq interprètes en scène d’une lettre d’une victime, Alexandre, adressée au Cardinal Barabarin, le supérieur hiérarchique du Père Preynat mise en cause pour actes pédocriminels.

Dans la pièce, ce dernier apparaît conscient de sa maladie et de ses déviances. Mais non des effets délétères de ses crimes et abus caractérisés perpétrés sur des enfants aujourd’hui quarantenaires qui veulent justice. En 2020, il fut condamné à cinq ans de prison ferme. Les interprètes qui passeront trente-deux rôles ne sont au début que des silhouettes cherchant leur assise d’une jambe à l’autre. On songe alors à ces mots d’Antonin Artaud: «Mais le vrai théâtre parce qu’il bouge et parce qu’il se sert d’instruments vivants, continue à agiter des ombres où n’a cessé de trébucher la vie.»

A chacun des trois actes, sa victime. Catholique convaincu, père de cinq enfants et victime au scoutisme des agissements du religieux, Alexandre occupe le premier et ramène à la gestuelle religieuse. Le second, consacré à François, entrepreneur qui va mobiliser les médias, se déroule dans une atmosphère policière. Enfin, le troisième acte échoit à Emmanuel, un personnage tourmenté, tiraillé. Il permettra à la justice de se manifester, les deux autres cas étant prescrits.

Fluidité

Scandée de courtes scènes parfois suspendues derrière un tulle renforçant leur étrangeté, l’approche tant dramaturgique que scénique de François Marin semble parfois éloignée du naturalisme revendiqué par le cinéaste pour son film. On retrouve toutefois la puissance de son propos, la fluidité de sa narration, l’extrême précision de son écriture en constante mutation. Elle passe du journal intime avec voix off dans le film à des échanges de mails entre Alexandre et Barbarin et l’une de ses collaboratrices projetés sur écran au polar captivant puis au mélodrame poignant.

Retour du réel

François Devaux fut cofondateur de La Parole libérée, association de victimes de Preynat aujourd’hui dissoute, dont la pièce suit l’action décisive et disputée en son sein. Le 5 octobre dernier, l’homme prononce un discours à la remise du Rapport Sauvé, sorte d’équivalent au J’accuse de Zola. L’enquête menée sur deux ans, financée par l’Eglise à hauteur de 2,8 millions d’euros conclut à l’existence possible de 116’000 à 300’000 victimes. Devaux dénonce une trahison multiple, de la confiance, de la morale, de l’enfance et l’innocence, de l’Evangile, «du message originel. Il ajoute qu’il y a eu lâcheté, faiblesse, dissimulation, stratégie, silence, hypocrisie, ruse, mensonge, et «compromis abjects».

Sa conclusion  est la même que celle de la revue catholique française critique Golias qui documente les abus du cléricalisme et les atteintes aux droits humains au sein de l’Eglise – religieuses violées, enfants abusés: «il faut refonder le système dans une proportion considérable». Si d’ici là l’Eglise catholique de France ne se déclare pas en faillite. Aujourd’hui morale, éthique, comportementale, historique dans sa protection des plus faibles. Et demain possiblement financière. L’Eglise catholique suisse, elle, a mandaté une commission indépendante qui investiguera dès 2022 sur les abus sexuels commis depuis les années 50.

(1) www.ciase.fr/rapport-final

Grâce à Dieu. Théâtre Alchimic, Carouge, jusqu’au 18 novembre. Théâtre des Osses, Givisiez (Fribourg), du 26 nov. au 12 décembre.