Retour aux vraies sources de l’existence

Livre • Le Valaisan Tomasz Fall nous parle du «premier homme» dans un superbe livre de photographies.

Avec son titre à rallonge, Le premier homme, enquête sur la vie singulière de Monsieur B. menée par Tomasz Fall, en police de caractères majuscules dans une forme de jeu graphique à la Guillaume Apollinaire sur fond vert élégant, le livre intrigue. S’agit-il d’un album de photos, d’un livre d’art, d’un essai biographique ou poétique? A quoi correspondent ces mystérieuses vingtaines de pages liminaires, où sont minutieusement recensés des jours et des heures, avec quelques indications en espagnol?

Tout s’éclaire pourtant lorsque l’on comprend que cette compilation d’horaires de travail mois après mois et années après années est celles d’un couple de travailleurs émigrés espagnols en Suisse. La femme s’appelle Elena et Monsieur B. est son mari. Au fil d’une interview transcrite sur machine Hermès Baby, l’on apprend qu’ils ont travaillé durant quarante ans dans l’horticulture et que le travail était extrêmement dur. Que la tentation de revenir au pays a toujours été présente après l’achat d’une maison là-bas, mais que la naissance d’enfants a changé le projet. Et puis un jour, une rupture s’est produite. Une épiphanie – au sens d’une prise de conscience soudaine et lumineuse de la nature profonde du monde est apparue – et Monsieur B. est parti. Quittant le monde humain et sa famille, il s’en est allé en forêt pour se reconnecter avec la terre, loin de l’aliénation du travail et de la société de consommation. «Toute personne en quête de soi est “le premier homme”: Il refuse de participer aveuglément à l’exploitation de l’homme et de l’environnement», scelle Elena dans un jugement sur son mari.

Pour illustrer cette conversion, l’auteur, Thomasz Fall (sous son pseudonyme d’artiste) livre toute une série de photographies. On y voit Elena et Monsieur B. dans des instantanés de famille, comme on en connaît tous, dans des intérieurs années 70, et aussi des traces en palimpsestes de ce retour à la nature, avec images de grands espaces montagnards et forestiers, des gros plans en éclat du ciel et de l’univers, dans une dialectique entre fermeture et ouverture existentielles. Le tout permettant de s’approcher au plus près de la vérité de la vie des deux protagonistes.

Pour notre rédacteur, Jean-Marie Meilland, qui signe la dernière partie de l’ouvrage, «Monsieur B. est un homme complet», ce que l’on comprendra comme l’opposé de l’homme unidimensionnel défini par le philosophe marxiste et membre de l’Ecole de Francfort, Herbert Marcuse. Dans son texte final, il donne d’autres clés et rappelle les grands âges de l’Humanité, comme des contrepoints du parcours de Monsieur B. Il y eut l’ère de la subsistance néolithique, puis le temps de la division du travail au Moyen-Age, puis le basculement sur vers le modèle capitaliste. Et après? Avenir collapsé ou germes d’espoir? Pour lui, «l’expérience de l’ère industrielle, notamment celles des mouvements socialistes, aura appris à un certain nombre que les solutions coopératives sont préférables, et dans un certain nombre de communautés et si possible dans leur majorité, des systèmes plus justes, plus démocratiques et plus humains pourraient se constituer». De quoi faire revenir Monsieur B., le premier homme – Zarathoustra contemporain – chez les humains?

Le premier homme, enquête sur la vie singulière de Monsieur B. menée par Tomasz Fall & une longue période de cohabitation avec le sujet, à travers un entretien avec Madame P., Edition Skinnerboox.com