Le monde que nous ne voulons pas

Inégalités • Les 10% les plus riches possèdent 76% de la richesse mondiale. La moitié la plus pauvre de la population mondiale ne possède que 2% de la richesse totale. Or la volonté politique des Etats fait défaut pour relever des défis cruciaux pour l’avenir de l’humanité. (Par Sergio Ferrari)

Les disparités économiques comme les dénonçait le mouvement Occupy Wall Street sont loin d’avoir régressé. (Vince)

Quelques-uns en ont toujours plus. La majorité a de moins en moins de moyens. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène nouveau, les inégalités dans le monde ne cessent d’augmenter et invitent à des bouleversements sociaux. Sur les 7,8 milliards de personnes qui peuplent actuellement la planète, seuls 9 mégariches possèdent une fortune individuelle de plus de 100 milliards de dollars, ce qui représente un total combiné de 1320 milliards. 62 autres millions d’individus sont «millionnaires», c’est-à-dire qu’ils disposent d’une fortune de plus d’un million de dollars.

Pandémie et fracture sociale

Une centaine de chercheurs du monde entier, coordonnés par quatre poids lourds de la macro-analyse1 –Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman– ont croqué données, statistiques et analyses pour produire le Rapport mondial sur les inégalités 2022, publié le mardi 7 décembre.2

La pandémie a joué et continue de jouer le rôle de déclencheur des distances sociales. Plus de 18 mois après l’arrivée du Covid-19, le monde est plus polarisé que jamais en termes d’inégalités de richesse, a déclaré Lucas Chancel, codirecteur du Global Inequality Lab de la Paris School of Economics et coordinateur du rapport. Alors que la richesse des milliardaires a augmenté de plus de 3600 milliards d’euros, 100 millions de personnes supplémentaires ont été poussées dans l’extrême pauvreté par la crise sanitaire actuelle.

L’information ouverte

Ces chercheurs fondent la motivation de leur travail sur un nouveau paradigme interprétatif: l’information sur les inégalités, ouverte au public, transparente et fiable, est un bien public mondial.

Les promoteurs de cette recherche soulignent une réalité incontournable: «nous vivons dans un monde où les données abondent, mais les informations de base sur les inégalités font défaut.» Un exemple de ce paradoxe est le fait que, bien que les gouvernements publient des chiffres annuels sur la croissance économique, leurs rapports ne détaillent généralement pas la manière dont cette croissance est répartie au sein de la population. En d’autres termes, ils n’expliquent pas qui gagne et qui perd dans ce jeu. Et les rédacteurs du rapport ^ définissent un concept de référence de leur travail scientifique:«l’accès à ces données est fondamental pour promouvoir la démocratie».

Toujours plus inégalitaire

Les 10% les plus riches de la population mondiale reçoivent désormais 52% du revenu mondial, tandis que la moitié la plus pauvre n’en reçoit que 8,5%. Si l’écart de revenus est choquant, les inégalités de richesse au niveau mondial sont encore plus prononcées. Par exemple, la moitié la plus pauvre de la population mondiale ne possède que 2% de la richesse planétaire. L’autre côté de la même médaille: les 10% les plus riches possèdent 76% de toutes les richesses.

Les inégalités varient considérablement entre la région la plus égalitaire (Europe) et la plus inégalitaire (Moyen-Orient et Afrique du Nord). En Europe, les 10% les plus riches s’approprient 36% des revenus, tandis que dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, ce chiffre atteint 58%.

Ce qui est également évident, selon ce rapport, c’est que les inégalités de revenu et de richesse se sont accrues presque partout depuis les années 1980, à la suite d’une série de programmes de déréglementation et de libéralisation –les ajustements néolibéraux– que différents pays ont adoptés sous diverses formes.

Cette augmentation n’a pas été uniforme: dans certains pays (notamment les Etats-Unis, la Russie et l’Inde), l’inégalité a augmenté de façon spectaculaire, tandis que dans d’autres (en Europe et en Chine), elle a augmenté relativement moins. Ces différences, selon les auteurs du rapport, confirment que l’inégalité n’est pas une fatalité, mais le produit d’«un choix politique», une conséquence du modèle appliqué.

D’autre part, et d’un point de vue historique, «les inégalités mondiales contemporaines se rapprochent des niveaux du début du XXe siècle, à l’apogée de l’impérialisme occidental», affirme l’étude coordonnée par le jeune économiste français Lucas Chancel. En fait, la part du revenu aujourd’hui captée par la moitié la plus pauvre de la population mondiale représente environ la moitié de ce qu’elle était en 1820, avant la grande divergence entre les pays occidentaux et leurs colonies. En d’autres termes, écrivent les chercheurs, «il reste un long chemin à parcourir pour corriger les inégalités économiques mondiales héritées de l’organisation très inégale de la production mondiale entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle».

«Privatisation» des richesses

Un autre résultat probant du Rapport 2022 sur les inégalités dans le monde est qu’au cours des 40 dernières années, les nations se sont enrichies, tandis que les gouvernements se sont appauvris. Pour comprendre ce paradoxe, il est essentiel d’évaluer l’écart entre la richesse nette des gouvernements et celle du secteur privé.

La part de la richesse détenue par les acteurs publics est proche de zéro ou négative dans les pays riches, ce qui signifie que toute la richesse est entre les mains de particuliers. Cette tendance a été amplifiée par la crise du Covid-19, au cours de laquelle les gouvernements ont emprunté, essentiellement au secteur privé, l’équivalent de 10 à 20% du produit intérieur brut. La faible richesse actuelle des gouvernements a des conséquences importantes sur les capacités des Etats à lutter contre les inégalités à l’avenir et le changement climatique.

Inégalité écologique

Selon les économistes, les inégalités mondiales en matière de revenus et de richesse sont étroitement liées aux inégalités écologiques. En moyenne, les humains émettent 6,6 tonnes de dioxyde de carbone (CO2) par habitant et par an. Cependant, les 10% d’émetteurs les plus riches sont responsables d’environ 50% de toutes les émissions, tandis que les 50% d’émetteurs les plus pauvres produisent 12% du total.

Mais il ne s’agit pas seulement d’un problème de pays riches contre pays pauvres, car il y a des émetteurs importants dans les pays à revenu faible et moyen, et des émetteurs faibles dans les pays riches. Ainsi, par exemple, en Europe, les 50% les plus pauvres de la population émettent environ cinq tonnes par personne et par an; en Asie de l’Est, les 50% équivalents émettent environ trois tonnes, et en Amérique du Nord, environ 10 tonnes. Cela contraste fortement avec les émissions des 10% les plus riches de ces régions (29 tonnes en Europe, 39 en Asie de l’Est et 73 en Amérique du Nord).

Le rapport révèle également que la moitié la plus pauvre de la population des pays riches a déjà atteint ou est sur le point d’atteindre les objectifs climatiques de 2030 sur une base par habitant. Ce n’est pas le cas pour la moitié la plus riche. Les grandes inégalités en matière d’émissions suggèrent que les politiques climatiques devraient cibler davantage les pollueurs riches. Jusqu’à présent, les politiques climatiques, telles que les taxes sur le carbone, ont souvent eu un impact disproportionné sur les groupes à revenus faibles et moyens, sans modifier les habitudes de consommation des groupes plus puissants, souligne le rapport.

A un autre niveau, dans un monde qui reconnaît et affirme l’égalité des sexes, les femmes devraient gagner 50% de tous les revenus du travail. Mais la réalité est différente: la part des femmes dans le revenu total du travail était proche de 30% en 1990 et se situe aujourd’hui à moins de 35%.

Redistribuer les richesses

Chancel, Piketty, Saez, Zucman et la centaine d’experts qui ont mené des recherches au cours des quatre dernières années ne se privent pas de suggérer des propositions viables. Par exemple, ils préconisent une taxe sur la richesse des milliardaires mondiaux. D’après leurs calculs, un impôt progressif modeste sur ce grand volume de concentration de richesses pourrait générer des revenus importants pour les gouvernements, ce qui faciliterait des investissements substantiels et équitables dans l’éducation, la santé et la protection du climat.
En 2021, notent-ils, le monde comptait 62 millions de personnes possédant plus d’un million de dollars, ou son équivalent. Leur richesse moyenne était de 2,8 millions de dollars, ce qui représente un total de 174’000 milliards de dollars.

Il n’est pas possible de relever les défis du XXIe siècle sans une redistribution des revenus et des richesses qui permette de réduire progressivement les inégalités actuelles. L’émergence des Etats-providence modernes au XXe siècle, associée à des progrès significatifs dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’égalité des chances pour tous, est liée à l’augmentation des taux d’imposition progressifs et abrupts. Selon le rapport, c’est précisément ce progrès qui a contribué fondamentalement à l’acceptation finale d’une politique d’expansion fiscale ainsi que de socialisation de la richesse.

Evasion fiscale

Le rapport souligne qu’une évolution similaire sera nécessaire pour relever les défis du XXIe siècle. L’évolution de la fiscalité internationale au XXe siècle montre qu’il est effectivement possible d’évoluer vers des politiques économiques plus équitables, tant au niveau mondial que national. L’inégalité est toujours un choix politique, et il est essentiel de tirer les enseignements des politiques mises en œuvre dans d’autres pays ou à d’autres époques pour concevoir des voies de développement plus équitables.
En ce qui concerne l’évasion fiscale, le rapport préconise la création d’un registre financier international sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques ou des Nations Unies, qui «permettrait aux autorités fiscales et réglementaires de vérifier si les contribuables déclarent correctement leurs avoirs et leurs revenus du capital, indépendamment de ce que les institutions financières offshore souhaitent divulguer».

Comme dans le cas de la crise climatique, le diagnostic est sans appel dans le domaine des inégalités mondiales. La maladie structurelle a été clairement identifiée. Une partie de la société civile internationale, comme les auteurs du rapport, choisit de proposer des solutions viables. Les conditions d’une thérapie efficace sont pratiquement réunies. Tout ce qui manque, c’est la volonté politique de renverser le monde que nous ne voulons pas. n

Adapté par la rédaction
1 Analyse économique des grandes structures et des faits économiques globaux, ndlr
2 https://wir2022.wid.world/