Hommage à Tchekhov

CINÉMA • Libre adaptation d’une nouvelle d’Haruki Murakami, «Drive My Car» suit les répétitions d’une pièce de Tchekhov, dramaturge des non-dits, silences et secrètes correspondances entre les êtres et les choses. Et une mise à nu de la fabrique théâtrale.

"Drive My Car" ou l'écriture de soi et d'une mise en scène interrogées face au deuil. Sister Distribution

Ce long récit verbeux et atmosphérique (trois heures) met en lumière le processus de création théâtrale et scénaristique. Eternel candidat au Nobel de littérature et braconnier du fantastique sur les terres du réel, l’écrivain japonais le plus traduit au monde, Haruki Murakami, est aussi un inconditionnel de Tchekhov, dont il fut… traducteur. La morale de la nouvelle et, partant, du film se tient tout entière dans cette tirade lâchée par un jeune comédien, Koshi Takatsuki (Masaki Okada) au metteur en scène: «Pour comprendre les autres, il faut d’abord pouvoir se regarder en face.»

A l’écoute du texte

Comme le dit son héros dans le film de Ryūsuke Hamaguchi – la chronique dramatique au sens exacerbé du détail de plus de cinq heures, Senses, Asako I et II et ses circulations de discours sur fond de projections sentimentales -, il s’agit pour un acteur de se mettre à l’écoute du texte et de lui répondre. Le drame des personnages de Drive My Car est tout entier dans leur incapacité d’agir aux moments décisifs et leur solitude métaphysique. Le protagoniste principal parvient in fine à communiquer un sentiment intime, celui de vivre avec et par des perte béantes (la fille, l’épouse) que rien ne viendra combler.

Ce marathonien a développé une écriture au souffle court, doté d’un grand sens de l’ellipse qu’accompagnent une éloge de la banalité et une autoréflexivité sur l’acte de créer et d’écrire dans sa nouvelle, Drive My Car, au titre inspiré d’une chanson des Beatles. Dans le film, son générique n’intervient que 40 minutes après le début de la projection alors que le metteur en scène et protagoniste principal se rend à Hiroshima, une affèterie stylistique à la pertinence discutable mais au fond assez proche de l’esprit des écrits de Murakami. L’adaptation de son œuvre au cinéma est d’ailleurs l’histoire d’un relatif désamour. Il y eut Tran Anh Hung qui a transposé sur grand écran en 2011 La Ballade de l’impossible, Lee Chang-Dong avec Burning (2018), All God’s Children Can Dance signé Robert Logevall, parmi quelques autres.

Du côté de Peter Brook

Yusuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima) est un acteur et metteur en scène de renom au pays natal. Son approche des œuvres du répertoire comme le beckettien En Attendant Godot est marquée par le multiculturalisme, chaque acteur s’exprimant dans sa langue d’origine avec surtitres. Une dimension d’intertextualité et d’identité sans frontières du texte que le metteur en scène et dramaturge britannique historique, Peter Brook, a développée. Le magnum opus de Beckett est la pièce sur l’attente par excellence

Son travail scénique se révèle alors d’une grande fidélité à l’auteur si tyrannique en ses didascalies. Incarnant Vladimir, il tient Estragon accroupi et semblant déféquer par la main comme on le ferait d’un singe ou d’un enfant. Ils sont en plein drame métaphysique du surplace. Et le pantalon d’Estragon de tomber. Un effet burlesque voulu par l’auteur et qui amène le jeu du côté du clown, et du tandem Laurel et Hardy qu’il vénérait. Car uniquement soucieux d’efficacité gestuelle et non de psychologie.

Deuils et seuils

L’homme a vu sa vie endeuillée par la perte successive de son enfant d’une pneumonie à quatre et de son épouse d’une méningite fulgurante. Enlisé dans une forme deuil blanc sans fin, il voyage pour Hiroshima où il doit monter L’Oncle Vania d’Anton Tchekhov. Les passerelles entre l’écrivain russe et sa propre vie d’artiste tourmenté par la culpabilité le hante.

Dans sa voiture, il passe en boucle la cassette contenant la voix de sa femme passant tous les rôles en lecture comme à la table. Excepté la partition titre, Vania que Kafuku récite dans sa Saab rouge. Un accident révèle chez lui une cécité progressive d’un œil dont le processus peut être uniquement ralenti. A Hiroshima, dont le nom est dépouillé de son tragique passé nucléaire – hors une visite dans un centre de traitement des déchets semblables à de la neige pour la jeune conductrice. Le contrat du metteur en scène le contraint en effet à se faire conduire par une jeune femme d’abord quasi mutique. Misaki (Tôko Miura) avouera ensuite le meurtre de sa mère bipolaire et cruelle qu’elle aurait pu sauver d’un glissement de terrain.

Répétitions laboratoire

Le plus intéressant du film? Les répétitions, qui sont des lectures à la table du texte. Selon un rythme lent et posé détachant caque mot et facilitant ainsi son apprentissage hors de toutes orientations psychologiques ou de jeu, ou de déplacement, il s’agit moins de comprendre ou jouer que d’être compris par lui, de s’y inscrire. Dans un parcours initiatique et résilient, les deux protagonistes vont lentement s’ouvrir l’un à l’autre, apprendre à composer avec leurs blessures, pour réussir à poursuivre.

Haruki Murakami pose ainsi l’appréciation du pôle féminin par le metteur en scène: «Du fait de sa profession, Kafuku travaillait aussi bien avec des hommes qu’avec des femmes, et, en réalité, il se sentait plus à l’aise avec celles-ci. Elles étaient en général plus attentives aux détails et elles écoutaient mieux.» C’est précisément le cas d’une comédienne sud-coréenne au corps cassé par la danse, Park Yoo-Rim.

Elle ressent plus qu’elle n’interprète plus ce qui gît entre les mots et alentours s’exprimant par le langage signé. En plein air, lors d’une des rares improvisations jouées, elles se trouvent si chargée de cet invisible qu’il ne lui suffira que de reproduire ce moment au plateau, en l’adressant au public, précise le taciturne et taiseux en répétitions, Kafuku.

Lubies paternalistes

Force est de constater que certaines lubies de Murakami n’étonnent guère dans une société japonaise profondément patriarcale. En témoigne le fait que les idées pour ses récits et scénarios se cristalliseraient pour l’épouse par la grâce de l’intervention masculine. Quelles soient narrative (raconter le récit que la femme aurait oublié) ou sexuée Seul le coït lui permettrait de boucler et mettre de l’ordre dans ses histoires.

Aux yeux de l’écrivain, le génie est masculin par essence, la femme n’étant qu’actrice se révélant sou sous guidance masculine, voix morte se dévidant sur bande cassette ou écrivaine scénariste sous influence masculine qui la sublime et la révèle. Le chemin qui reste à accomplir pour l’émancipation des femmes au Pays du Soleil Levant semble encore désespérément long. Hors Naomi Kawase, aucune cinéaste japonaise n’a jamais été distingué à Cannes, où Drive My Car a reçu le prix du scénario l’année dernière.

Fausse fin

Jouée en mêlant japonais, coréen, langue des signes coréenne, anglais et mandarin, la pièce est rendue dans une mise en scène on ne peut plus classique et conventionnelle. Mais la dernière scène poignante en langage signé sur l’acceptation de la souffrance pour une vie lumineuse dans l’au-delà airait pu suffire, tant les correspondances entre destins actuel et vies des personnages de Tchekhov furent déjà méticuleusement mises en lumière. Mais, adepte de la séquence de trop, le réalisateur retombe dans la banalité étale du mélo asiatique archétypal avec courses féminines sous pandémie et masque FFP2 à la supérette. Pour une fin néanmoins ouverte et apaisée.

Bertrand Tappolet