L’Ouest américain au féminin

CINÉMA • La documentariste Emile Mahdavian suit pour «Bitterbrush» deux cowgirl rassemblant les troupeaux de bovins dans une région reculée de l’Idaho. Entre existence rude et fragiles espérances, le film explore sans pathos la relation aux paysages, animaux, naissances et deuils.

Une histoire d'amitié et de communion avec le cheval et le paysage. "Bitterbrush" d’Emilie Mahdavian.

Epaulée par Curtiss Clayton, réalisateur et monteur travaillant avec le cinéaste américain Gus Van Sant, Emilie Mahdavian signe un premier documentaire en état de grâce, «Bitterbrush» (littéralement « brosse amère »). Sans voix off et scandé de de sporadiques textes informatifs, le film nous immerge au cœur de l’Idaho. Hollyn Patterson et Colie Moline sont deux cavalières et dresseuses saisonnières. Flanquées de leur meute canine et canassons, elles louent leur savoir-faire engrangé depuis cinq-six ans – elles ne le savent plus – tant dans la conduite que la garde de troupeaux.

Non exploré par la réalisatrice, le contexte économique est celui d’une Amérique rurale dominée depuis des siècles par les hommes. Elle est aujourd’hui violemment en crise avec la liquidation brutale de parcelles, les faillites en série d’exploitations dans le sillage de la crise des subprimes et des fluctuations du prix de la viande. De fait, les petites gens n’ont plus guère la possibilité de régater avec les grandes firmes comme le reconnaît à demi-mots l’une des cavalières. Les fermiers qui les emploient font pression vers le bas pour de maigres salaires juste suffisants pour vivre seule.

A deux, c’est mieux

Rehaussé par des œuvres mélancoliques pour piano de Bach, le film n’adopte pas pour autant un ton plaintif et lyrico-doloriste. Encore moins revendicatif. Dans un vertige contemplatif grandissant, un épisode pose ainsi le débourrage d’une jeune jument revêche. Elle sera prénommée Marilyn. Moins en raison de son apparente blondeur que pour son caractère impossible et rebelle.

Cet exercice de corps à corps entre dresseuse et animal très découpé au montage s’étend sur une douzaine de minutes. A son terme, Hollyn lâche être épuisée physiquement et psychiquement. Ce qui donne dans sa bouche, «métaphysiquement». Jamais à cours de punchline existentielles philsophico-poétiques parfois énigmatiques et d’une ironie pressée à froid, les deux comparses se tirent gentiment la bourre tout en se révélant puissamment complices.

Lutte et deuils

Pour Colie, qui n’est pas en couple comme sa comparse bientôt enceinte, les lois d’airain du marché sont travaillées par les menaces de faillite et les entreprises de la distribution. Si elle veut se créer une place comme éleveuse indépendante, la jeune femme doit tenir tête à la gent masculine, familiale ou non. Son angoisse quant à l’incertitude des lendemains sourd de manière diffuse lors d’une conversation au smartphone avec Hollyn.

Les deux cavalières ont droit à leur séquence de deuil désertée de tout lyrisme ou dimension mélodramatique. De jour, Hollyn reconnaît ne savoir où verser les cendres de l’une de ses chiennes adorées tant elle change fréquemment de lieu de travail. A l’heure bleue, face au feu à la belle étoile, Colie médite en lisière de larmes sur les trois jours qui ont changé sa vie à jamais. Hantée par l’acharnement thérapeutique dont sa mère fut victime, elle la veilla en toute fin de vie, redécouvrant émerveillée la beauté de ses mains.

Tableaux paysagistes

Dans la peinture inspirée d’un univers sillonné au pas de cheval en optant pour le point de vue des cavalières, le premier documentaire signé Emile Mahdavian frappe par son art du filmage hautement accompli. Il évoque de loin en loin les grandes figures tutélaires du cinéma étasunien posant leurs personnages oscillants entre mélancolie, sérénité et intranquillité face à des paysages infinis.

Que l’on songe à Kelly Reichardt (First Cow), Cholé Zhao (Nomadland), voire Gus Van Sant (Jerry) et Terrence Malick (Une Vie cachée), côté fiction. Sans taire le merveilleux et inspiré Hiver Nomade signé du réalisateur franco-suisse Manuel von Stürler, côté documentaire. Sans oublier la pertinente fiction Zahori due à la cinéaste suisso-argentine Marí Alessandrini, où une jeune gaucho disparaît dans la pampa pour mieux renaître. La superbe photo des plans co-signée par Derek Howard et Alejandro Mejía ramène, elle, au cinéma du Mexicain Carlos Reygadas (Japón, Lumière silencieuse) et à la peinture américaine de paysage du 19e siècle.

On peut enfin retrouver ici les impressions de Maupassant sur Madame Bovary, le magnum opus de Flaubert. «C’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leur gaieté, leurs odeurs, leur charme…».

Bertrand Tappolet

«Bitterbrush» d’Emilie Mahdavian. Présenté au Festival Visions du réel à Nyon du 14 au 16 avril 2022. https://www.visionsdureel.ch/en/film/2022/bitterbrush/. Et, on l’espère, prochainement en salles voire sur petit écran.