Anne Consigny, danseuse des solitudes durasiennes

SPECTACLE • Figure de l’intranquillité, l’actrice joue à plusieurs voix et expressions corporelles discrètes son adaptation de «Barrage contre la Pacifique» signé Marguerite Duras, récit de la corruption coloniale. Juste, forcément juste.

Anne Consigny naufragée dans l'univers mercantile de son adaptation de "Un Barrage contre le Pacifique" qu'elle met en scène. Photo: Denis Manin.

Qu’est-ce qu’une expérience de mise en jeu théâtrale réussie? C’est une comédienne qui vous donne l’impression d’un « avant » et d’un « après« . Dans le sillage d’Anne Consigny, quelque chose toujours tremble, vacille en vous suggérant cet ordre rare de l’avant et de l’après. Son « Barrage contre le Pacifique » est ainsi indéniablement de ces gestes d’interprétation qui marquent durablement.

Indochine précaire

On y retrouve bien l’Indochine et ses colons précarisés dans leur bungalow inachevé, bordé de plaines incultivables. Il y a la mère qui a englouti ses économies dans l’affaire d’une plantation impossible, luttant pied à pied contre la disparition d’un domaine et d’un idéal tandis que le frère et la sœur ne rêvent que de fuite. Enfant, Duras passe sa vie aux côtés de ses deux frères et mène une existence démunie. Sa mère institutrice fait l’acquisition d’une petite concession au Cambodge inondée six mois de l’année par la mer. La terre se révèle parfaitement incultivable, car la mère « ignorait qu’il fallait soudoyer les agents du cadastre pour avoir une terre cultivable », concilie Duras.

C’est l’actrice qui passe tout le casting avec cet art sobre et efficace que l’homme de théâtre Dario Fo admirait tant chez les conteurs du Lac Majeur de son enfance. Elle est à la fois une narratrice et les personnages du drame en un battement de gestes infimes, une inflexion de voix changeante. On songe alors à ses lignes de Rilke: «Celui qui percevrait la totalité de la mélodie serait à la fois le plus solitaire et le plus communautaire.» (Notes sur la mélodie des choses).

Chanson de gestes

Voici un habile découpage dramaturgique autour de l’absence, de ce qui toujours vient à manquer. Où la maîtrise formelle de l’actrice n’a d’égale que la sensibilité d’un jeu graphique, épuré dans ses lignes. Sa partition, Anne Consigny la module entre extase, jubilation et résignation, humour et douleur. Pieds et bras nus, coulée dans une robe à motifs floraux, la comédienne sera ainsi au gré ici d’un tour de voix singulier, là d’un geste sémaphorique ou émollient tous les personnages.

Une tête partant à la renverse suffit à dessiner la mère institutrice veuve, froissée par la vie, obstinée et têtue, sombrant progressivement dans le sommeil et la folie. Suzanne la fille cadette de 17 ans enjouée la voit rouler un regard enfantin et malicieux. Tout en la découvrant en souriante jubilation si ce n’est extase.

Désertification intime

Mains enserrant son visage en étau façon Le Cri de Munch, elle est maintenant au gré de ce geste leitmotiv, Joseph, l’aîné de la famille au tempérament de grand fauve. Ouvrant la crête de son bras droit au vide, elle danse ensuite en tournoyant doucement avec un M. Jo invisible, nanti jeune homme chinois au physique disgracieux de crapaud. Suzanne ne cédera point à son harcèlement amoureux et corrupteur.

C’est la belle surprise de voir Anne Consigny rapatrier ici son goût de toujours pour la comédie aux sentiments pudiques (Je suis pas là pour être aimé de Stéphane Brizé). Et ses interprétations de femmes en état de désertification intime résistant à ce qui menace de les engloutir – la série tv Les Revenants, le film Un Ange à la mer de Frédéric Dumont parmi d’autres. Sans oublier son intranquillité native et frémissante. Elle l’avoue d’ailleurs sans fard aux spectateurs, confiant en exorde de son adaptation, mise en scène et incarnation du texte durassien qu’elle préférait nous convier un à un sur scène afin de nous écouter parler de nos peurs. Plutôt que de jouer.

Lignes de corps

Récit d’une enfance «inerte et emmurée», le roman largement autobiographique de Duras a rarement été aussi bien servi depuis sa belle relecture sonore et sensorielle en 2009 par le cinéaste cambodgien Rithy Pan avec Isabelle Huppert. C’est plutôt à la star hexagonale dirigée quasi immobile sur un axe par Claude Régy pour 4.48 Psychose de Sarah Kane que l’interprétation d’Anne Consigny fait épisodiquement songer. L’hyperformalisme en moins, l’émotion enjouée en sus.

Face à la vénalité des fonctionnaires, la résistance butée d’une mère, le harcèlement masculin et l’infertilité de terres incultivables du roman, Anne Consigny, narratrice, passe donc tous les rôles. Habilement, elle souligne les adresses et les voix. Tel un oiseau interrompant son vol, la comédienne architecture les directions, situations, états et parcours des personnages par un expressionnisme gestuel ciselé et délicat. On songe à un musical contrepoint aux mots de Duras.

Chez l’actrice à la silhouette giacommettienne, le récit durassien est donc d’abord chanson de gestes et récital de postures. A l’image de la chorégraphe et interprète de la danse postmoderne new-yorkaise, Trisha Brown dans son solo dansé de dos, If You Couldn’t See Me, elle marche d’abord en arrière quasi imperceptiblement vers le public. Ensuite au gré des déplacements et situations des protagonistes, elle étend un bras, pointe un doigt vers la salle, lève son poing renfermant la fameuse bague en diamants destinée à corrompre Suzanne. Beau travail de ghosting ou danse avec l’absence-présence. Du pur Duras.

Bertrand Tappolet

Un Barrage contre le Pacifique. Théâtre du Petit Louvre, 23 Rue Saint-Agricol. Festival Avignon Off. Jusqu’au 30 juillet.