Nous sommes entrés dans un régime oligarchique

livre • La démocratie est passée sous le contrôle d'une caste, dénonce le journaliste français Hervé Kempf.

La démocratie est passée sous le contrôle d’une caste, dénonce le journaliste français Hervé Kempf.

Après les élections fédérales de 2011, il est utile de s’interroger sur les causes d’un fait insuffisamment analysé, l’abstentionnisme. En somme, pour la majorité des habitants, la politique n’est plus leur affaire. Hervé Kempf, journaliste au quotidien Le Monde, nous aide à en comprendre les raisons dans son dernier livre, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie.

Pour commencer, le journaliste évoque la tentation autoritaire. Il met l’accent sur les rapports de force qui s’expriment en citant en exemple les paroles prononcées en 1999 par le milliardaire étasunien David Rockfeller : « Dans les dernières années, une large partie du monde a tendu vers les économies de marché. Cela a amoindri le rôle des gouvernements, ce qui est quelque chose à quoi les hommes d’affaires sont favorables. Mais l’autre aspect de ce phénomène est que quelqu’un doit prendre la place du gouvernement, et les entreprises me semblent être l’entité logique pour le faire. »

Ensuite, l’auteur démontre le glissement des pays occidentaux vers un système oligarchique en partant des anciens Grecs. Hérodote estimait que ce n’est pas l’être humain qui, de nature, est mauvais, mais le système dans lequel il est amené à vivre. Et l’auteur s’interroge, sommes-nous en démocratie – un régime où le peuple gouverne, ses représentants mettant en œuvre la volonté populaire ? Ou vivons-nous dans une apparence de démocratie, dans une oligarchie travestie en démocratie ? L’oligarchie se présente par un régime où une étroite couche dirigeante, discute et adopte en son sein des décisions qu’il lui paraît nécessaire de prendre. Kempf estime que nous ne vivons plus en démocratie, mais bel et bien sous la direction d’une oligarchie.

Elections soigneusement contrôlées

Pour analyser la situation, il emprunte au sociologue anglais Colin Crouch cette description de la post-démocratie : « Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion. » L’art de la propagande n’est pas oublié. « L’essentiel est en effet que, sous les apparences de la démocratie réduite à l’élection, les “hommes responsables“ gouvernent la masse sans que celle-ci ne doute du bon fonctionnement de la démocratie », écrit Kempf. Les médias et en particulier la télévision reçoivent une vive critique car leur présence constante dans la vie de tous les jours oriente les comportements. C’est sur la mode du divertissement que sont animées presque toutes les émissions, même les plus essentielles et les plus approfondies. Pour l’auteur, le contrôle de l’information par l’oligarchie explique que plusieurs thèmes semblent interdits d’expression : entre autres la dénonciation du capitalisme, l’ampleur des inégalités, la contestation de la croissance, la mise en cause du régime policier.

Kempf nous fait connaître aussi quelques associations mondiales de super-riches, qui contrôlent le jeu financier et économique mondial. Il décrit fort bien la situation : « les “meilleurs“ sont les plus égoïstes, les plus indifférents au sort commun, les plus oublieux de la question écologique. (…) Ils ne gouvernent pas en vue du bien de tous, mais de leur propre but qui est, dans le capitaliste finissant, une accumulation sans limite de richesses et de prestige ostentatoire », aboutissant à l’oligarchie mondiale qui n’a pas d’autre patrie que celle de l’argent. Pour Kempf, la politique du capital forme des responsables politiques cherchant à s’enrichir « puisqu’ils défendent ou avalisent un système qui considère que la richesse est le signe de la réussite et place donc la fortune au pinacle de ses valeurs ».

Inventer une démocratie sans croissance

Bien entendu, Kempf se demande pourquoi on ne se rebelle pas. Il cite le philosophe Cornelius Castoriadis, qui estimait que le système tient parce qu’il réussit à emporter l’adhésion des citoyens. Il en conclut que si le doute et la colère mûrissent, c’est sans construction politique sur laquelle s’appuyer et sans vision de l’avenir. Cette absence de projet trouve quelques idées de réponse dans les dernières pages du livre. En écologiste convaincu, il pense qu’une unité mondiale peut se créer pour résister aux dangers climatiques. Pour lui, cette résistance devrait se faire en définissant un « bien-être » fondamentalement autre que celui que le capitalisme fait briller. « Il nous faut inventer une démocratie sans croissance », écrit-il. Pour parvenir à cet objectif, à ce changement de paradigme, la lutte pour la réduction des inégalités sociales est fondamentale. « Il est vital de susciter les solidarités internationales entre peuples pour imposer, partout, la réduction des inégalités. Cela signifie que l’enjeu démocratique est planétaire. »
Le communisme et le marxisme sont parfois critiqués, mais surtout dans leurs applications. L’idée de la croissance infinie existait aussi dans le système soviétique, ce qui a conduit en partie à son agonie car la croissance capitaliste était plus efficace.

Un livre à lire car il secoue quelques certitudes, ouvre de nouveaux espaces de réflexions et distille un peu de cet espoir dont nous avons tant besoin pour vivre mieux et autrement, comme était intitulé un ancien programme du Parti suisse du Travail.


Hervé Kempf, L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie, éd. du Seuil, Paris 2011, 192 pages, 14 euros.
Cet ouvrage peut être commandé à la Librairie populaire, 5 pl. Chauderon, 1003 Lausanne, tél. 021 646 86 75, fax 021 320 06 97, librairie(at)gauchebdo.ch