Face aux crises du capitalisme, les coopératives de production

La chronique de Jean-Marie Meilland • En donnant le pouvoir à ceux qui y travaillent, les lentreprises autogérées sont une vraie alternative au capitalisme.

Il est bon de s’arrêter un peu sur un type particulier de coopératives : les coopératives de production, qui relèvent de ce qu’on appelle les coopératives de travail associé. Elles sont spécialement importantes, d’une part parce qu’elles sont établies au cœur de l’activité productive qui est la base de l’économie, d’autre part parce qu’elles font partie des coopératives qui donnent le pouvoir à ceux qui y travaillent alors que les coopératives de consommation appartiennent à leurs clients. Ce qui les caractérise, c’est le fait que les salariés y sont copropriétaires et cogestionnaires des entreprises. On y suit un certain nombre de principes : priorité de l’homme sur le capital (une personne, une voix, quel que soit le capital investi par chacun), démocratie (décisions importantes et élection des dirigeants par l’assemblée générale), répartition des revenus entre les travailleurs (par les salaires et le partage des bénéfices) et l’entreprise (par la constitution de réserves impartageables). Répandues dans le monde entier et peu nombreuses en Suisse (comme le rappelait Pierre Jeanneret dans le Gauchebdo du 19 novembre 2010), en revanche, elles sont 2’000 en France, où elles emploient 40’000 salariés, sous le nom de Scop (Société coopérative et participative). On en compte aussi un assez grand nombre en Espagne et en Italie. En Grande-Bretagne, un exemple intéressant est celui des grands magasins John Lewis (69’000 salariés en 2010), qui bien qu’œuvrant dans le commerce appartiennent à leurs employés.

Parmi les raisons qui amènent à la création de coopératives de production, on peut citer : le besoin d’emplois et la reprise par les travailleurs d’entreprises que les patrons (privés ou publics) ne veulent plus exploiter. Le cas des coopératives Mondragon, dans le Pays Basque espagnol, illustre la première raison, et les cas de la mine de Tower Colliery, au Pays de Galles, et des ERT (entreprises récupérées) en Argentine illustrent la deuxième raison.

La coopérative basque Mondragon est le septième groupe industriel d’Espagne

Les coopératives Mondragon sont l’une des plus grandes réalisations du coopérativisme contemporain. A leur origine il faut citer l’action d’un prêtre progressiste, le père José Maria Arizmendiarrieta, qui fonda une école coopérative dans une région républicaine et nationaliste défavorisée par le régime franquiste. Dans les années 1950, cinq élèves de cette école rachètent une entreprise en difficulté fabriquant des fourneaux (Ulgor qui deviendra Fagor) et, avec 24 associés, l’organisent en coopérative. 50 ans plus tard les coopératives Mondragon constituent l’épine dorsale de l’économie régionale. Le groupe en 2010 était constitué de 270 entreprises et organisations employant 100’000 salariés et travaillant dans de multiples secteurs industriels (appareils ménagers, composants pour l’industrie automobile, robots,…), ainsi que dans le commerce de détail, l’élevage et la pêche. Deux tiers des salariés sont des coopérateurs. 77 entreprises ont été acquises à l’étranger comme Brandt en France. Pour assurer la formation des travailleurs, une université coopérative a été fondée et le financement est assuré par une banque, la Caja Laboral, qui recueille une épargne importante des habitants de la région qui soutiennent ainsi le système coopératif dont ils bénéficient. La collaboration entre les coopératives au sein d’un groupe coordonné pour la production et pour éviter les licenciements par le transfert des employés des coopératives moins performantes dans les plus rentables, la gestion démocratique, l’écart 1 à 6 en moyenne entre les salaires, accompagnent une réussite impressionnante qui fait du groupe Mondragon le septième groupe industriel d’Espagne.

La mine de Tower Colliery est la plus ancienne mine du Pays de Galles. Après la fermeture de la mine par l’Etat-patron britannique converti au néolibéralisme, inspirés par des dirigeants syndicaux attachés aux valeurs socialistes, 239 mineurs ont racheté l’entreprise avec leurs indemnités de licenciement. Ils l’ont exploitée avec succès de 1994 à 2008, date à laquelle elle a dû cesser son activité parce qu’elle était épuisée. Des projets ont été proposés, comme un écoparc, par les dirigeants de la coopérative pour poursuivre les activités dans d’autres domaines. Durant près de 15 ans, on a constaté non seulement un maintien de la production, mais en plus une augmentation des salaires, qui ont été parmi les plus élevés de Grande-Bretagne, alors que la mine soutenait financièrement nombre d’associations animant la vie régionale.

8’000 entreprises détenues par les travailleurs en Argentine

Quant aux ERT d’Argentine, où il existe par ailleurs 8’000 autres entreprises propriété des travailleurs, on en a beaucoup parlé ces dernières années et de façon méritée. On compte actuellement 205 ERT, surtout des PME, employant près de 10’000 salariés. Les 23% des entreprises travaillent dans la métallurgie, et on en trouve aussi notamment dans le secteur agroalimentaire. Il s’y pratique un degré élevé de démocratie et 44% des entreprises se réunissent en assemblée une fois par semaine. Au cours de la période difficile que l’Argentine a traversée ces dernières années, la solution coopérative a été fréquemment choisie par les salariés pour maintenir l’outil de production et conserver leur travail mis en danger par l’incompétence et la rapacité de patrons sans scrupule.

Il est bien sûr vain d’attendre que les coopératives de production soient sans défaut. Un certain nombre de problèmes se posent à elles : difficulté de se financer, essoufflement de la démocratie par un certain désintérêt des salariés, conflits entre associés et dirigeants, attitudes égoïstes des associés, tendance à engager des salariés non associés et/ou à acquérir des filiales non coopératives comme variables d’ajustement (c’est le principal reproche qu’on peut faire aux coopératives Mondragon), égoïsme d’entreprise pour autant que règne la concurrence capitaliste, problèmes par rapport à la légalité (en Argentine, il est difficile pour beaucoup d’ERT d’obtenir la propriété des entreprises récupérées car la loi garantit les droits patronaux), réticence à accepter la présence des syndicats dans l’entreprise. Ces défauts ne sont sans doute pas insignifiants, mais il est possible d’y apporter certains remèdes. On peut comme au Pays Basque créer des banques spécialisées dans le crédit coopératif, on peut par la formation améliorer l’esprit coopératif, on peut parvenir à faire évoluer la législation (en France notamment il existe un cadre légal intéressant pour les Scop), ou maintenir les liens avec les syndicats. De plus, l’entreprise parfaite n’existe pas et n’existera probablement jamais. Ce ne sont en tout cas pas les grandes structures étatisées qui viendront à bout de tous les problèmes.

A l’heure où se multiplient les fermetures et délocalisations d’entreprises, le cas de Novartis-Nyon montrant que même la Suisse n’est pas épargnée, il est bon d’étudier la solution coopérative. Elle est ces jours discutée en France au sein de l’entreprise de transport maritime Seafrance et au sein de l’entreprise Fralib, produisant le thé Lipton et les tisanes Eléphant. De nombreux exemples prouvent que la coopérative de production peut être économiquement efficace (selon le rapport Cicopa de juin 2011, les coopératives semblent mieux résister à la crise actuelle que les entreprises conventionnelles), alors qu’elle est clairement supérieure d’un point de vue humain. Ce qu’écrivait Georges Lasserre est toujours vrai : les coopératives « ont rendu aux travailleurs leur dignité d’hommes libres, parce qu’à une surveillance souvent dégradante elles ont substitué le sentiment de la responsabilité, la discipline reconnue nécessaire et librement consentie, parce qu’elles ont rendu au travail le respect qui lui est dû en le remettant à sa juste place par rapport au capital ».

On peut lire sur le sujet :
1. Jacques Prades, Compter sur ses propres forces. Initiatives solidaires et entreprises sociales, éd. de l’Aube 2006.
2 Centre Europe-Tiers Monde (Cetim), Produire de la richesse autrement, 2008.
3 Un intéressant article de Tony Andreani : « Une réussite exemplaire. Grandeur et servitudes des coopératives de production. A propos de “Charbons ardents“ de Jean-Michel Carré », www.tonyandreani.canalblog.com
Des documentaires très intéressants ont aussi été tournés :
4 The Take (2004), d’Avi Lewis et Naomi Klein traite des entreprises récupérées d’Argentine à travers le récit au jour le jour de la création d’une coopérative pour remettre en route une fabrique de pièces métalliques.
5 Charbons ardents (1998), de Jean-Michel Carré raconte la vie de la coopérative de Tower Colliery.
6Les Fagor et les Brandt (2007), d’Anne Argouse et Hugues Peyret explique bien le système de Mondragon et montre aussi les difficultés des relations entre les coopératives et leurs filiales.