Les philosophes grecs et la politique

La culture grecque concevait la condition humaine comme essentiellement sociale. Aristote écrit dans la Politique : « Les sociétés domestiques et les individus ne sont que les parties intégrantes de la Cité, toutes subordonnées au corps entier… et toutes inutiles si on les désassemble, pareilles aux mains et aux pieds qui, une fois séparés du...

La culture grecque concevait la condition humaine comme essentiellement sociale. Aristote écrit dans la Politique : « Les sociétés domestiques et les individus ne sont que les parties intégrantes de la Cité, toutes subordonnées au corps entier… et toutes inutiles si on les désassemble, pareilles aux mains et aux pieds qui, une fois séparés du corps, n’en ont plus que le nom et l’apparence sans la réalité, ainsi qu’une main de pierre. » On ne doit pas s’étonner qu’un certain nombre de philosophes grecs aient joué un rôle politique important. Je laisserai de côté Platon, dont on connaît à la fois le souci constant qu’il eut de définir la cité parfaite, et ses grands livres politiques idéalistes La République et Les Lois. Je citerai quelques philosophes moins importants. J’évoquerai ensuite quelques exemples de philosophes qui rejetèrent l’engagement politique, à partir d’une volonté d’indépendance, d’allure libertaire, à l’égard de la société.

Dans les premiers âges de la pensée grecque, les Présocratiques participaient parfois à la vie politique de leur cité. Ainsi Empédocle d’Agrigente, en Sicile, fut un chef adulé du parti démocrate : « Empédocle fit dissoudre le conseil des Mille, qui existait depuis trois ans, afin d’en faire non seulement un conseil des riches, mais de tous les vrais démocrates. » Tout en défendant la participation du peuple, il montrait une attitude quasiment royale et semble avoir exercé une autorité à laquelle on n’osait guère résister. Il passait en outre pour un grand bienfaiteur du peuple, ayant fait installer des peaux d’ânes pour arrêter le vent, et détourner à ses frais des rivières pour assainir une région où l’on était en mauvaise santé, et parce qu’il était considéré comme un guérisseur capable de ressusciter les morts. Il avait la réputation d’être un dieu quand il mourut, selon certaines traditions en se jetant dans l’Etna. Ce personnage impressionnant n’est pas sans être entouré d’une aura mystique.

Zénon d’Elée en revanche nous apparaît plus positif, bien que son comportement ait été extrême. Adversaire de la tyrannie dans sa ville d’Elée et initiateur d’un complot pour la renverser, il passe pour avoir avec ironie tenu tête au tyran, pour lui avoir mordu l’oreille, pour lui avoir craché sa langue au visage dans le but d’inciter le peuple à se soulever, ce que ce dernier fit aussitôt en lapidant le tyran. Une autre version dit plus prosaïquement qu’on supplicia Zénon en l’écrasant sous une meule. De toute façon, c’est une résistance héroïque à la tyrannie qui le caractérise.

Les Pythagoriciens, tout comme Platon qui fut leur élève, se soucièrent fréquemment de prendre le pouvoir pour appliquer politiquement leurs idéaux d’harmonie, de connaissance et de libération de l’âme. Ainsi on raconte que Pythagore et ses disciples tentèrent de s’imposer à Crotone, en Calabre, mais qu’ils en furent chassés et massacrés par les habitants qui ne voulaient pas subir leur gouvernement. Archytas eut plus de succès à Tarente, dont il fut l’homme fort très apprécié pendant sept années, assurant la prospérité de la ville en y favorisant un régime démocratique dont on peut penser qu’il obéit à cette idée : « La mésentente a cessé et la concorde s’est accrue du jour où l’on a inventé le mode de calcul. Grâce à lui en effet, au lieu de l’esprit de surenchère, c’est l’égalité qui règne… »

Démocrite d’Abdère ne semble pas avoir eu de fonction politique. Mais dans ses pensées morales, il souligne l’importance, d’une façon presque social-démocrate, d’une cité où la pauvreté diminue grâce à la solidarité : « Lorsque les gens qui en ont le moyen se risquent à dépenser pour ceux qui n’ont rien,… les citoyens ne sont plus délaissés et abandonnés à leur sort ; il se fait un échange de bons offices ;… (d)’autres avantages en découlent, si grands que les mots ne peuvent les exprimer. »

En face de ces bons citoyens, on rencontre pourtant des contestataires de la vie sociale. Héraclite semble avoir été très en colère contre ses concitoyens d’Ephèse, les traitant de vauriens et préférant jouer aux osselets avec des enfants que de faire de la politique. Il se retira aussi à l’écart de la ville pour vivre en ermite « d’herbes et de plantes ». Quant aux Cyniques, ils rejettent la civilisation et veulent vivre en êtres naturels libérés de toutes conventions. Diogène montre son indifférence au pouvoir royal d’Alexandre en lui demandant de se retirer de son soleil. Epicure aussi dira que pour vivre heureux il faut vivre caché, sans se charger des déplaisirs liés au travail, aux relations sociales et aux responsabilités politiques.

Il serait pourtant déplacé de voir dans ces anarchistes de purs individualistes. Ils sont plutôt en quête d’une communauté d’hommes libres ou d’amis que les contraintes rigides de l’organisation politique empêchent d’instituer.


Les sources utilisées sont principalement Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, t. 2, trad. Robert Grenaille, Garnier frères, 1965, coll. GF, et Les Penseurs grecs avant Socrate, De Thalès de Milet à Prodicos, trad. Jean Voilquin, Garnier frères, 1964, coll. GF.