Sortir des pièges du pouvoir

Dans ses Chapters on Socialism, publiés à titre posthume en 1879 [1], Mill affirmait avec une remarquable lucidité que le jour où un système communiste aurait mis fin aux conflits matériels « nous (pourrions) nous attendre à voir les luttes pour la prééminence et pour l’influence dans la direction des affaires se manifester avec une...

Dans ses Chapters on Socialism, publiés à titre posthume en 1879 [1], Mill affirmait avec une remarquable
lucidité que le jour où un système communiste aurait mis fin aux conflits matériels « nous (pourrions)
nous attendre à voir les luttes pour la prééminence et pour l’influence dans la direction des affaires se
manifester avec une grande âpreté », suite à la persistance des passions personnelles.

Cet extrait pose très bien la grande question laissée sans réponse par la pensée de Marx, dont le silence
à ce propos explique sans doute une partie des dérives du modèle soviétique. L’apport de la psychologie,
et particulièrement de la psychanalyse, est à cet égard précieux. Cet apport permet de préciser ce
qu’il en est des « passions personnelles » évoquées par Mill, qui se manifestent aussi bien chez ceux qui
détiennent le pouvoir que chez ceux qui y sont soumis : quand on construit une nouvelle société, il est
très risqué d’oublier les instincts et désirs profondément inscrits dans les individus et qui cherchent
sans cesse, consciemment ou inconsciemment, à se réaliser à travers les activités de la société.

Le pouvoir est en effet une constante des sociétés humaines comme des autres sociétés animales. On
retrouve le pouvoir à tous les niveaux, dans les familles, dans les entreprises, dans les associations et
dans les institutions politiques. Certains, marqués par l’agressivité, sont constitués de telle façon qu’ils
cherchent à dominer les autres. D’autres sont satisfaits d’être dominés. Dans Totem et tabou, Freud fait
le récit du meurtre du père de la horde primitive. Ce récit montre combien le rapport au père (tel qu’on
l’a imaginé), vécu dans l’enfance, est important pour la suite de la vie. Combien d’êtres humains en
restent à une attitude de révolte improductive débouchant sur la culpabilité, à l’issue de laquelle
l’image du père (l’autorité intériorisée) ressort divinisée, affectée de toute-puissance et exerçant une
fascination sur celles et ceux qui restent des enfants. La modernité a mis l’accent sur l’égalité, et on
penserait que, libérés de l’emprise du père tout-puissant, les hommes d’aujourd’hui établissent entre
eux la fraternité. Pour Eugène Enriquez [2], souvent il n’en est rien, et tous les « égaux » réunis peuvent
s’empresser de confier leur destinée à un chef aimé d’un amour fusionnel.

En effet, selon Enriquez, les mouvements politiques ont besoin d’un chef pour réussir. Ce chef, dans certains
cas, notamment s’il existe un grand projet collectif de transformation sociale liée à une idéologie,
n’a pas seulement une fonction technique de direction. Il apparaît comme un père (et aussi comme
une mère, réalisant ainsi la toute-puissance) aimant également tous les membres du groupe, incarnant
l’idéal de chacun et permettant à chacun de s’identifier aux autres. Comme l’écrit Enriquez : « Des
individus ne forment un corps… que s’ils peuvent s’aimer mutuellement en ayant un objet d’amour
commun : une idée commune, incarnée par des êtres tout-puissants dignes d’être aimés. » Il va donc y
avoir une rencontre entre le goût du pouvoir du chef et le besoin d’unité et d’attachement des
membres du groupe : « Qu’il se comporte comme un leader dictatorial ou totalitaire, il (le chef) fera en
sorte d’apparaître comme un Dieu vivant dont les paroles sont autant d’oracles suscitant l’adhésion
amoureuse du peuple et le mettant en marche. » C’est d’un tel être qu’on peut dire, en proie à une exaltation
toute religieuse, ce qu’Eluard a dit de Staline : « Et Staline pour nous est présent pour demain /
Staline dissipe aujourd’hui le malheur / La confiance est le fruit de son cerveau d’amour / La grappe
raisonnable tant elle est parfaite. » Si le chef paternel paraît dur avec ses « enfants », ou bien on en fera
porter la responsabilité à des subordonnés ayant agi sans qu’il le sache, ou bien on acceptera tout de
lui comme venant d’un être hors du commun prenant des décisions extraordinaires, relevant du mystérieux.
Comme le souligne Enriquez, face à un tel chef revêtu de toutes les perfections, les membres
du groupe vont se trouver dans une situation de totale soumission, à cause d’une dette à son égard
qu’ils ne pourront jamais rembourser ; d’autre part, ils détourneront leur agressivité contre un « ennemi
idéal ».

Enriquez est sans doute trop pessimiste quant aux possibilités d’évolution des êtres humains, mais il
montre bien que les changements ne peuvent être seulement économiques. Si assurément on ne
résoudra pas les problèmes sociaux à coup de psychologie, on ne se libérera pas non plus des limitations
psychologiques par des changements seulement économiques. Les deux émancipations ont à se
compléter. Comme l’écrit Cornelius Castoriadis : « Le lien entre psychanalyse et politique est aussi très
important. Il ne s’agit pas de transformer les patients – les analysants – en militants ; Mais l’objectif
de la psychanalyse est de rendre les individus autonomes autant que faire se peut, tout comme l’objectif
de la politique est de rendre les individus et les collectivités autonomes. » [3]


[1] Texte anglais dans Mill, J.S., Principles of Political Economy, Oxford University Press 1994.

[2] De la horde à l’Etat, Essai de psychanalyse du lien social, éd. Gallimard 1983, et Les figures du maître, Arcantère Editions.

[3] Une société à la dérive, Entretiens et débats (1974-1997), éd. du Seuil 2005.