Elisée Reclus, un révolutionnaire patient

Les Editions Héros-Limite viennent de publier les Ecrits sociaux d’Elisée Reclus*, géographe anarchiste (1830-1905). Le premier texte du recueil, de 1902, s’intitule « L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique », et présente des points de vue particulièrement intéressants. Reclus commence par expliquer les deux notions d’évolution et de révolution. Son originalité est de comprendre les...

Les Editions Héros-Limite viennent de publier les Ecrits sociaux d’Elisée Reclus*, géographe anarchiste (1830-1905). Le premier texte du recueil, de 1902, s’intitule « L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique », et présente des points de vue particulièrement intéressants.

Reclus commence par expliquer les deux notions d’évolution et de révolution. Son originalité est de comprendre les révolutions comme des moments critiques et décisifs dans le cadre d’une évolution, de sorte qu’il ne faut pas opposer les deux phénomènes, mais les envisager comme deux moments d’un même processus. Utilisant l’analogie avec la nature étudiée par le géographe, Reclus écrit : « La révolution ne doit-elle pas nécessairement succéder à l’évolution, de même que l’acte succède à la volonté d’agir ?… Qu’un éboulis barre une rivière, les eaux s’amassent peu à peu au-dessus de l’obstacle, et un lac se forme par une lente évolution ; puis tout à coup une infiltration se produira dans la digue d’aval, et la chute d’un caillou décidera du cataclysme… » Fidèle à l’optimisme né des Lumières, Elisée Reclus pense que l’évolution se fait dans le sens d’un progrès marqué par la liberté et la justice.

Un autre aspect important de sa pensée est la place qu’il fait, au sein d’une progression globale, à des régressions. Même les révolutions peuvent être régressives : « Tout change, tout se meut dans la nature d’un mouvement éternel, mais s’il y a progrès il peut y avoir aussi recul… » Il souligne ainsi la force des résistances au changement positif et les risques permanents de retour en arrière. Il souligne aussi l’ambiguïté à l’œuvre dans les processus historiques, dans lesquels le négatif et le positif coexistent : « Il n’est pas un événement qui ne soit double, à la fois un phénomène de mort et un phénomène de renouveau, c’est-à-dire la résultante d’évolutions de décadence et de progrès ». Il cite l’exemple de la chute de Rome, à la fois heureuse disparition d’un grand système de domination et dommageable destruction de la culture antique.

L’optimisme foncier de Reclus ne l’empêche pas, par ailleurs, de constater les défaillances des êtres humains, toutes classes confondues. Si les riches ont plus d’occasions de se laisser corrompre, en revanche la « très grande majorité des hommes se compose d’individus qui se laissent vivre sans effort comme vit une plante et qui ne cherchent aucunement à réagir soit en bien, soit en mal, sur le milieu dans lequel ils baignent… » Les riches peuvent aussi souvent compter sur des armées de pauvres pour assurer leur domination. Quant au pouvoir, il semble séduire tous ceux qui en sont pourvus, serait-ce à doses minimes. Et même ceux qui s’engagent pour le changement restent encore soumis à toutes sortes de sentiments, d’habitudes et de préjugés qui freinent le progrès : ces progressistes « ont toujours à lutter contre les forces de dissociation, de disruption, que représentent les habitudes, les mœurs, les liens de famille, toujours si puissants, les amitiés aux doucereux conseils, les amours aux jalousies féroces, les retours d’ambition mondaine, le besoin des aventures, la manie du changement ». Et parlant des échecs de certains coopérateurs, il note : « on avait eu le ferme vouloir de transformer le monde, et tout bonnement on se transforme en simple épicier ».

En anarchiste, Reclus mise sur la transformation des individus qui doivent avant tout acquérir une totale liberté de penser, de s’exprimer et d’agir par eux-mêmes : « C’est dans les têtes et dans les cœurs que les transformations ont à s’accomplir avant de tendre les muscles et de se changer en phénomènes historiques ». Et la liberté entraîne le rejet de toute soumission : « Plus de chefs, de quelque nature que ce soit, fonctionnaire, instituteur, membre de comité clérical ou socialiste, patron ou père de famille, pour s’imposer en maître auquel l’obéissance est due ». Ce rejet de l’autorité amène logiquement le rejet de l’Etat et de la politique institutionnelle.

En effet, toute forme d’Etat, selon Reclus, empêche la liberté et l’initiative des individus. Tout Etat produit la bureaucratie, la police, les tribunaux et l’armée. Les institutions démocratiques ne sont pas fondamentalement différentes des plus autoritaires. Les raffinements de la république moderne qui recourt à la science ne changent rien à la tyrannie du pouvoir : dans l’armée « on utilise des engins nouveaux… toutes inventions ne servant qu’à tuer plus rapidement » et « dans la police on a inventé l’anthropométrie, un moyen de changer la France en une grande prison ». Dans des républiques électives, les socialistes aussi sacrifient à la démagogie pour arriver au pouvoir : pour capter les voix « le socialiste candidat se laisse aller volontiers à flatter les goûts, les penchants, les préjugés même de ses électeurs… »

Alors sur quoi faut-il compter pour changer les choses ? Reclus fait appel à la grève générale, chère aux anarchistes. Mais il fait aussi une place de choix à toutes les expériences associatives et coopératives qui sont peu à peu mises en route, même si elles rencontrent encore de multiples difficultés : les efforts successifs dans ce sens « indiquent une tension irrésistible de la volonté sociale : ni les déconvenues ni les moqueries ne peuvent détourner les chercheurs ».

La pensée d’Elisée Reclus me semble aujourd’hui du plus haut intérêt. Si l’on peut écarter la mystique du Grand Soir, il est utile de relever les aspects par lesquels il la nuance : l’idée de la continuité entre évolution et révolution, celle des alternances de progression et de régression, et celle de la complexité des sentiments et des comportements humains. Dans cette période où les progressistes enregistrent si peu de succès, les thèses de Reclus enseignent la patience : comme dans la nature, il est des maturations face auxquelles la précipitation ne vaut rien.


* Elisée Reclus, Ecrits sociaux, éd. Héros-Limite 2012, 251 p., 11 euros.