Classicisme français et interrogations sociétales

PHOTOGRAPHIE • Le Musée de l'Elysée à Lausanne présente deux photographes aux desseins et aux esthétiques fort différents.

Le Musée de l’Elysée à Lausanne présente deux photographes aux desseins et aux esthétiques fort différents.

Laure Albin Guillot (1879-1962) a
connu pendant les années 1920-
1940 une grande notoriété. Après
la victoire de 1918, et dans l’atmosphère
de nationalisme qui l’a suivie,
son « classicisme français » avait la cote.
Elle se situe donc à contre-courant de
la production d’avant-garde qui a
davantage les faveurs de notre goût
contemporain. Ses nus féminins rappellent
un peu la peinture d’Ingres, en
plus vaporeux, tandis que ses torses
masculins musclés font explicitement
référence à la statuaire. Photographe
très demandée des élites sociales, intellectuelles
et artistiques, elle nous a
laissé de remarquables portraits, où l’on
sent l’âme des personnages : ainsi Louis
Jouvet, qui semble tout droit sorti du
film Knock, un Montherlant au profil
très romain, ou encore Cocteau, les
yeux fermés, dégustant sa cigarette. On
notera, dans ses travaux, l’attention
portée aux mains, qu’il s’agisse de pianistes
ou de modèles de mode.

Publié en 1931, son livre Micrographie
décorative
est constitué de
planches de minéraux ou de végétaux,
issues des préparations microscopiques
de son défunt mari. Il n’y a cependant
aucune intention, chez l’artiste, d’aller
vers l’abstraction. Pour elle, la photographie
est résolument un art décoratif :
ces magnifiques motifs pourraient
donc être repris pour des rideaux, des
reliures, etc. Ce sont probablement ses
travaux publicitaires (pour Maggi, l’insecticide
Fly-Tox ou les lampes
Mazda…), à la fois esthétiques et intelligibles,
donc efficaces, qui sont les plus
inventifs. Par exemple, le chapeau de
marque Fléchet et la canne qui l’accompagne
font songer à l’atmosphère
des films policiers de l’entre-deuxguerres.

Laure Albin Guillot fut également
une figure officielle, comme directrice
à la fois des archives photographiques
des Beaux-Arts et de la Cinémathèque
nationale. Pendant l’Occupation, elle
participa à des livres plus ambigus, inspirés
par l’idéologie vichyste d’exaltation
des « valeurs françaises ». Mais elle
ne s’engagea pas explicitement sur le
plan politique, et ne fut donc l’objet
d’aucune poursuite lors de l’épuration
qui suivit la Libération. Enfin, elle travailla
à l’illustration de livres de grands
auteurs comme Valéry et Mauriac.
Ainsi, elle a pu affirmer à la fin de sa
vie : « J’ai fait accepter la photographie
dans la bibliographie ».

Christian Lutz interroge les champs
politique, économique et religieux

La première partie de cette saisissante
exposition montre, en grands formats
et en couleurs, des figures du pouvoir :
conseillers fédéraux, officiers,
membres de conseils d’administration.
Il s’y glisse souvent quelque chose d’inattendu,
de perturbant, voire un effet
comique, qui fissure la théâtralité affichée
de ce pouvoir. Par exemple, le jeu
du cor des Alpes devant les lambris
dorés de la monarchie espagnole.

Présentée sous forme de projection
sur grand écran, la série Tropical Gift a
été photographiée en 2009-2010 au
Nigéria, l’un des premiers producteurs
mondiaux de pétrole brut et de gaz
naturel. Elle montre le fossé entre la
caste des décideurs (américains, européens
mais aussi africains), avec leurs
limousines, leurs piscines entourées de
barbelés et leurs cocktails mondains, et
la population locale pauvre, qui survit
avec moins de deux dollars par jour.
Exploitation humaine et marées noires
à répétition : le pétrole est sans doute
une richesse, mais aussi un « poison
tropical » pour le Nigéria. La démonstration
interpelle le spectateur.

Christian Lutz a appris à ses dépens
qu’il est plus dangereux d’interroger le
champ religieux… Après s’être intégré
en 2011-2012 dans une communauté
évangéliste basée à Zurich, l’International
Christian Fellowship (ICP), il
publie sur ce sujet son livre In Jesus’
Name
. Or celui-ci est rapidement
interdit, suite à 19 plaintes de membres
de la communauté, pour atteinte au
droit à l’image. L’exposition au Musée
de l’Elysée, prévue depuis longtemps,
n’a cependant pas été annulée : son
directeur Sam Stourdzé l’a courageusement
maintenue, refusant l’autocensure.
Simplement, sur les photos qui
ont fait l’objet d’une plainte, un bandeau
noir contenant le texte de celle-ci
recouvre les visages permettant de
reconnaître les personnes. Et l’on peut
se poser la question : par ses plaintes à
répétition, l’ICP n’a-t-il pas joué à l’arroseur
arrosé, donnant une notoriété
considérable à un livre qui, noyé dans
l’abondante production annuelle, serait
probablement passé plus inaperçu. Audelà
de l’aspect juridique, ces images
d’extases, voire d’états de transe nous
interrogent sérieusement sur les pratiques
de certains mouvements évangélistes.


Laure Albin Guillot, L’enjeu classique et Christian
Lutz, Trilogie, Lausanne, Musée de l’Elysée,
les deux expositions jusqu’au 1er septembre