Le retour en arrière pour les femmes turques

Après la sombre période des Jeunes-Turcs, qui provoqua, notamment, le génocide arménien entre 1915 et 1917 (1,2 million de morts), et après la défaite de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale, la Turquie se modernisa sous l’impulsion de Mustafa Kemal Atatürk. Dès 1923, elle devient une république démocratique, unitaire, et constitutionnelle ;...

Après la sombre période des Jeunes-Turcs, qui provoqua, notamment, le génocide
arménien entre 1915 et 1917 (1,2 million de morts), et après la défaite de l’Empire
ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale, la Turquie se modernisa sous l’impulsion
de Mustafa Kemal Atatürk. Dès 1923, elle devient une république démocratique,
unitaire, et constitutionnelle ; le califat est aboli, Ankara en devient la capitale
à la place d’Istanbul. Le nouveau code civil interdit la polygamie et instaure le
mariage civil. Atatürk fait adopter l’alphabet latin, déclare l’école primaire gratuite
et obligatoire. La référence à l’islam comme religion officielle dans la Constitution est
supprimée. Les femmes obtiennent le droit de vote en 1934, avant la France, l’Italie,
le Japon, la Bulgarie, la Yougoslavie, la Belgique, Israël, la Grèce… Le président instaure
le dimanche comme jour de repos hebdomadaire, au lieu du vendredi. En 1937,
la Turquie est officiellement définie comme un Etat laïc. Neutre durant la Seconde
Guerre mondiale, elle s’engage contre l’Allemagne deux mois avant sa capitulation et
devient l’un des 51 membres fondateurs de l’ONU.

Pendant près d’un siècle, la Turquie a été un modèle : il était possible de penser et de
créer un Etat musulman et laïc, et d’accorder des droits égaux aux femmes et aux
hommes. Malheureusement, depuis quelque temps, le Premier ministre Recep Tayyip
Erdogan se radicalise, devient de plus en plus autoritaire et veut revenir sur les fondements
mêmes de l’Etat laïc en islamisant peu à peu la société. Il clame à chaque
occasion que les femmes doivent faire trois enfants, voire cinq, les renvoyant ainsi au
foyer et à leur fonction de reproductrice. Il veut interdire l’alcool le soir, fait condamner
un pianiste pour « insulte à l’islam », etc. Il a supprimé en 2011 le Ministère de la
femme, renommé Ministère de la famille et des affaires sociales. Le droit à l’avortement,
institué en 1983, est remis en cause : Erdogan le compare à un meurtre et veut
réduire la durée de 10 semaines à 4 ou 6, ce qui revient à l’annuler. Il a dû reculer
devant la levée de boucliers des femmes, mais l’avortement est devenu très difficile
d’accès, de nombreux médecins cessant de le pratiquer par peur de représailles. Pour
les femmes isolées géographiquement, ce droit a tout simplement disparu. Naturellement,
la vision erdoganienne d’un islam radical entraîne des hommes à jouer les
machos de service : un conducteur de bus a par exemple sorti un couple à coups de
pied parce qu’il s’embrassait.

Depuis deux semaines, des milliers de personnes se rassemblent sur la place Taksim,
symbole de la République, ainsi que dans d’autres villes du pays. Elles exigent le respect
de la pluralité d’opinion, des principes démocratiques, des droits du travail.
Erdogan, en bon tyran qu’il est, réagit par la force, ce qui provoque des dizaines de
blessé-e-s et des centaines d’arrestations.

Les femmes qui, comme toujours, ont le plus à perdre des récessions, sont en tête de
la révolte. Je suis de tout coeur avec les manifestantes de Turquie. Mais je ne peux pas
m’empêcher de penser qu’une fois de plus, elles sont les premières victimes d’une
vision réactionnaire de la société et que, malgré leur courage, elles ne sont ou ne
seront pas prises en compte.

L’Histoire bégaie, décidément. Les femmes étaient au front lors des manifestations
qui conduisirent à la Révolution française de 1789. Comme toujours lorsqu’elles ne
peuvent plus nourrir leur famille, elles descendent dans la rue avec leurs instruments
de cuisine : couteaux, piques, fourches, marmites, casseroles… Elles manifestent et
crient avec les hommes, mais dès que la révolution proprement dite est terminée,
elles sont renvoyées à la maison. On ne leur accorde pas les droits qu’elles réclament.
Après 1789, le droit de vote ne leur est pas reconnu et le Code civil napoléonien les
place sur le même plan que les mineurs, les débiles mentaux et les repris de justice.
Olympe de Gouges mourut sur l’échafaud et les Françaises durent attendre 1944 pour
pouvoir voter.

Les femmes du « Printemps arabe » semblent également les grandes perdantes en
Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen. Si les dictateurs ont « dégagé », ces pays peinent
à établir une constitution, une démocratie et des droits égaux entre femmes et
hommes. Ils sont repris par une islamisation rampante, toujours défavorable aux
femmes.

Même dans les pays en paix, le droit à l’avortement est remis en cause. Comme si le
corps des femmes était le premier et l’ultime combat des hommes, comme si les
hommes étaient viscéralement incapables d’accepter l’égalité et l’émancipation des
femmes.