« Hamlet » : une histoire de la violence héréditaire

THÉÂTRE • Le metteur en scène Thomas Ostermeier réalise une adaptation crépusculaire et tellurique de « Hamlet » en forme de polar métaphysique.

Le metteur en scène Thomas Ostermeier réalise une adaptation crépusculaire et tellurique de « Hamlet » en forme de polar métaphysique.


Servi par une mise en scène au cordeau et de bons acteurs, le Hamlet signé par le directeur de la berlinoise Schaubühne lorgne du côté du grand écran, de David Cronenberg (A History of Violence) à Gus Van Sant (Last Days). Une proposition scénique qui se développe, sans perdre trop de cohérence, sur plusieurs strates à la fois. Celle de l’intrigue romanesque impliquant des personnages en proie à une tragédie qui les révèle à leur véritable nature. Celle d’une philosophie de la vengeance, qui se propagerait sur un scénario de thriller, comme une contagion, infectant de manière mimétique, les pères et les fils. Ou la loi du Talion érigée en principe fondateur, en code génétique de familles aristocratiques en lutte pour la suprématie.

Côté musique, l’ambiance est au rock atmosphérique. Pour rendre la valse noire des violences paniques et une carnavalesque fête des morts, se déploient les effluves de claviers atmosphériques et anxiogènes et de guitares sourdes, éthérées dues à Nils Ostendorf. La Cour danoise prend des allures de malfrats à la Tarantino, tourmentés, disloqués et saisis par une caméra flottante, comme dans Festen de Thomas Vinterberg, autre portrait des travers d’une famille suintant l’hypocrisie et qui s’efforce de nier les vérités les plus révoltantes.

Partant de là, la mise en scène place les acteurs dans des décors naviguant de la tourbe de cimetière au métal d’un repas funéraire. Ici, coulisse un rideau mobile de perles argentées devenu écran. Le dispositif rappelle que chaque protagoniste semble devoir exécuter une tâche, dont il ne peut se départir, au cœur d’un scénario écrit d’avance. La pièce en devient une chronique historique, évoquant à la création en 2008, le bling-bling du couple Bruni-Sarkozy, la violence mortifère de dynasties familiales en forme de thriller et un drame philosophique, celui d’une expérience solitaire de la vérité chez le héros, et qu’il ne peut communiquer à personne.

Règlements de compte

Faire des personnages shakespeariens une association de maffieux relève d’une pertinente lecture de l’œuvre. « Le roi du Danemark, père de Hamlet, a tué le roi de Norvège au cours d’une guerre de rapine où il a connu la victoire », relève Brecht dans son Petit Organon pour le théâtre. Son frère et assassin, Claudius (Urs Juckert) progresse habilement dans les eaux vengeresses qui coulent d’une génération à l’autre. Aux yeux du metteur en scène, c’est bien dans la pièce, « la frustration des parents qui détruit la vie des enfants. »

Les acteurs s’enlisent au fil d’un enterrement burlesque, où le cercueil se fait récalcitrant à être porté en terre. Ils sont baignés par une pluie de cinéma giclant d’un tuyau d’arrosage. Un muet de survie qui doit beaucoup aux grandes heures du cinéma burlesque, de Llyod à Keaton. Hommage aussi à l’expressionnisme allemand avec la comédienne Lucy Wirth qui incarne Ophélie et la Souveraine Gertrud, enterrée ici de son vivant par Hamlet. Si Ophélie se survit un temps dans la folie, elle prend les traits d’une Barbie fantomale, avant de suffoquer sous un simple filet d’eau embouteillée. La jeune femme retrouve ainsi dans sa mort volontaire sa parfaite image de poupée angélique qu’elle veut préserver de la corruption, de la traîtrise et du mal qui la travaillent déjà.


« Hamlet ». Mise en scène de Thomas Ostermeier. Photo Arno Declair

Réalité hallucinée

Souffrant de narcolepsie, qui le voit s’écrouler à intervalles métronomiques dans le sol terreux, Hamlet (prodigieux Lars Eidinger) dessine un corps à la fois massif et maladroit. L’homme évolue entre le nouveau-né rampant et le farcesque gore performatif. Il cavale avec sa couronne retournée, s’éreintant dans une (in)action fébrile et mortifère. Sommeil, folie, état d’infans (très jeune enfant qui ne parle pas), permet aussi à Hamlet de rappeler à d’autres protagonistes leur faute originelle en convoquant les morts pour mieux confondre les vivants. Comme chez Céline, ce qui intéresse la mise en scène est l’émotion hallucinée que suscite la réalité avec ce comique crépusculaire, grotesque, qui dénonce la tragicomédie humaine.

Hamlet est au monde, tutoyant la folie, miné par le doute et considérant la vie comme perdue d’avance. « Un jeune homme déjà corpulent », notait Brecht. Du coup, voici ici le ventre postiche qu’il enfile comme un oreiller de paresse. L’inaction est bien le support même de la folie paranoïaque chez Hamlet. S’effondrer d’abord, dormir et puis mourir, quel drôle de chemin faut-il prendre pour en arriver là, réintégrer la terre. Vacuité que l’existence. « Le reste est silence… », dit Shakespeare, le poète. A la fin, le tressage des voix amplifiées rend moins compte de l’assomption de Fortinbras, juvénile Prince de Norvège, que de la permanence sanglante et atemporelle d’une tragédie. Elle résonne hier comme aujourd’hui avec acuité au cœur de régimes dirigés par des satrapes familiaux coupables de crimes de guerre et contre l’humanité.


Hamlet. Théâtre de Vidy, 8-10 octobre. Rens. : www.vidy.ch. Photos du spectacle : Arno Declair


« Hamlet ». Mise en scène de Thomas Ostermeier. Photo Arno Declair