L’effroi magique du quotidien

THÉÂTRE • Tuilage flottant entre apparition et disparition d'éclats de récits signés Valérie Mréjen, "Rome-Nanterre" ouvre sur un univers mêlant avec ironie irréel et réel pour interroger la mort. Ce à travers les vies recomposées de trois femmes incarnées par la figure amirale des comédiennes françaises, l'impeccable Dominique Reymond.

Tuilage flottant entre apparition et disparition d’éclats de récits signés Valérie Mréjen, « Rome-Nanterre » ouvre sur un univers mêlant avec ironie irréel et réel pour interroger la mort. Ce à travers les vies recomposées de trois femmes incarnées par la figure amirale des comédiennes françaises, l’impeccable Dominique Reymond.


Face à la mort, la société occidentale se caractérise essentiellement par une peur, un désarroi et un oubli ou déni conjugués à l’éternel présent consumériste. L’écrivaine, photographe et documentariste Valérie Mréjen en redonnant sa dose d’effroi tranquille au quotidien renoue dans son meilleur et par ses micro-récits concis avec le sillage littéraire de maîtres – consacrés ou non – de la forme brève : Georges Perec et Robert Walser, Vincent Delerm et Mathias Zschokke. L’auteure aime ainsi muser et musarder, vivre en cet état de vacuité qui lui permet de recevoir le monde comme un don, une inondation intime, ou une fatalité aux formes cocasses filtrant avec le fantastique et l’univers du conte. Et la jeune femme d’amasser impressions et sensations dont, une fois rentrée dans sa chambre, elle tire la substance d’un texte. « Voici ce que j’ai pensé : pour que l’événement le plus banal devienne une aventure, il suffit qu’on commence à le raconter », écrit Sartre dans La Nausée.

Histoires d’elles

Une semaine pendulant entre création et dissolution, s’enclenchant dans le « lundoir » s’inscrivant en lettrage lumineux blanc, comme au détour d’une frappe d’ordinateur, tant le drame intime se joue ici dans l’espace caméral ouvert. La lumière le découvre au fil des parcours de l’interprète. Un trio de femmes, trois âges et de scénarios multiples constellés de fins violentes autour d’une hypothèse éclatée reflétant l’inévitable fragmentation de l’individu moderne. Réaffirmant la nature instable du théâtre, On est dans les parages d’Atteintes à sa vie de l’Anglais Martin Crimp (pièce créée par Joël Jouanneau à Vidy en 2006), série de variations polyphoniques sur l’identité d’une femme prénommée Anne. La comédienne Dominique Reymond est au diapason d’une humanité rescapée d’un être empruntant une chute qui la voit se ficher à la renverse jambes d’équerre, pareille à un étrange insecte kafkaïen. Si ce n’est à ce sculpteur des solitudes féminines aux corps qui penchent que fut Giacometti. Ou plus loin, elle reproduit des deux cotés d’une vitre posée dans un dispositif scénique bifrontal avec la scène prise entre deux gradins de spectateurs, le corps fléché de l’Homme de Vitruve cher à Michel-Ange, symbole de la Renaissance et de la place centrale de l’être humain dans l’univers. Robert Walser, comparait, lui, ses « petites proses à de petites danseuses qui dansent jusqu’à ce qu’elles soient totalement usées et s’écroulent de fatigue. »


De L’Agrume à Forêt noire, l’écriture du réel aurait-elle fonction chez l’auteure de fiction hallucinatoire pour qu’apparaissent les formes du disparu et de ce qui n’est plus comme dans un bain révélateur photographique sans que l’image ne soit stabilisée et révélée entièrement ? Ou de décrire par le menu tous les petits bonheurs et accidents du quotidien avec cette volonté chevillée à une écriture physique, rythmique, proche de l’oralité, en collant au plus près du réel ? Est-ce un hasard si le metteur en scène Gian Manuel Rau fait précéder la pièce d’une citation de Kafka éminemment pascalienne enjoignant à rester mutique à sa table et ainsi : « Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. »

Le silence porteur de sens

Pour le metteur en scène suisse, qui a abordé Beckett (La Dernière Bande, Krapp), le silence s’envisage dans un corps et un espace en chérissant les musiciens qui l’ont écrits comme une partition, de John Cage, dont entend un fragment de Musique éclectronique pour piano n°1 à Helmut Lachenmann. Celui dans lequel entre Dominique Reymond, s’abîme, se recueille et se rassemble tout à la fois, est la présence absolue du signe qui mêle solitude et ravissement durassien. Le silence ne cherche pas ici le mot qui le sortirait de l’innommable. Il est corps obscur, opaque ou de transparence, lieu de dessaisissement, lieu d’un « il y a » à l’essence ténue, si plein de l’abîme ou de l’incertaine plénitude au bord desquels nous sommes attirés. Et si le corps se tend pour entendre, et écouter des traces d’humanité, la rumeur, le murmure des voix des villageois des Grisons et du Tessin, de l’homme (André Marcon), qui peut être l’hypocondriaque déceptif, Bruno, de L’Agrume imaginé par Valérie Mréjen.


L’actrice française d’exception née Genève est capable d’alterner nombre de registres de jeu et de passer un feuilleté d’états de corps ainsi que de ciseler des ruptures de tons et d’expressions qui faisaient déjà merveille dans leur mélange d’humanité et d’animalité originelle notamment au cœur du Pélican de Strindberg monté par Gian Manuel Rau à Vidy en 2008. Ainsi au fil de ce cérémonial funéraire la voyant femme âgée ou sceptre, plus tout à fait dans la vie mais pas encore de plain pied au cœur de la mort, transportant des urnes funéraires, à petits pas, le corps cassé en son mitan. Comment alors ne pas songer à l’atmosphère de la pièce Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne signée Jean-Luc Lagarce et mise en scène dans une version allemande par Gian Manuel Rau ? Elle voyait une personne sur son lit hospitalier d’agonie effeuiller cet écrit qui prescrit tout, en toutes circonstances, et ordonnance une solution pour chaque instant de la vie, de la naissance à la fin.

Hors champ

Une photographie parle autant parce qu’elle retient et inscrit dans son cadre que parce qu’elle manque ou place hors champ. C’est ce qu’avance en substance le photographe français Raymond Depardon. La mise en scène, en corps et espace a su retrouver l’esprit même du travail vidéo de Valérie Mréjen basé sur le témoignage et le mystère qui l’accompagne, c’est à dire le hors champ de l’événement conté, ce que l’on ne verra jamais et qui demeure lié à la subjectivité de la personne. Soudant, la personne récite de manière neutre, comme Dominique Reymond sur scène, en effaçant les affects de telle sorte qu’une sourde ironie, un doute plane sur la véracité de l’histoire racontée. On n’est jamais loin du comique atone, du rire sardonique. Mais quelque chose des poses et récits des témoins israéliens sortis de l’intégrisme religieux dans son documentaire Pork and Milk (2006) rimant avec une redécouverte de soi, de son aptitude à rendre son corps au monde. Comme si les femmes incarnées par Dominique Reymond étaient saisies « après la bataille », dans une relation apaisée à la douleur passée, à l’arrachement aux liens familiaux et au passage des morts. Ce détachement rend Rome-Nanterre aérien, baigné dans la lumière douce, amniotique et terminale d’une révélation au seuil de la mort.

Bertrand Tappolet

Rome-Nanterre. Théâtre de Vidy. Jusqu’au 20 décembre et en tournée. Rens. : www.vidy.ch

Photos du spectacle : Mario Del Curto