Quand l’appartenance au POP conduisait au licenciement

HISTOIRE • Décédé récemment, Ernest de Kaenel était l’un des premiers adhérents du POP vaudois, mais aussi l’une des victimes du maccarthysme helvétique.

Décédé récemment, Ernest de Kaenel était l’un des premiers adhérents
du POP vaudois, mais aussi l’une des victimes du maccarthysme helvétique.

« Ce fut une profonde injustice.
» Rencontré en 2009,
Ernest de Kaenel se souvenait
avec précision de cette journée de
septembre 1950. Employé au guichet à
la poste de Lausanne, il est convoqué au
bureau du directeur d’arrondissement.
« J’ai été informé que, suite à une instruction
du Conseil fédéral, j’étais licencié
sur-le-champ. J’ai pris mes affaires et
je suis parti. Comme un voleur. » L’explication
suivra peu après. Ernest de Kaenel
reçoit une lettre de la direction de la
Poste lui exposant que le Conseil fédéral
a décidé de licencier les fonctionnaires
« indignes de confiance ». Qu’avait bien
pu faire ce postier, qui venait de recevoir
un certificat louant l’excellence de son
travail, pour être traité de la sorte ?

Né en 1921, Ernest de Kaenel est
employé à la poste centrale de Lausanne
dès 1947. A la même époque, le jeune
salarié des PTT adhère au POP, nouvellement
créé, dont il anime le groupe de
Prélaz. Il est également vice-président
des Amis des « Lettres françaises », une
association qui promeut la revue animée
par Aragon et invite des orateurs à
s’exprimer sur des sujets culturels. Si
Ernest de Kaenel participe à l’organisation
de ces conférences, il n’est pas
connu pour autant comme un « communiste
notoire ». Il n’est pas élu du POP
et n’endosse aucune responsabilité particulière
dans le parti, à l’exception de
l’animation de la cellule de Prélaz.

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Ernest de Kaenel en 1948.

Mais le 5 septembre 1950, le Conseil
fédéral édicte des « Instructions ». Elles
stipulent que « les fonctionnaires,
employés et ouvriers de la Confédération
qui, par leur activité politique, ne
méritent pas la confiance qu’exige l’exercice
de leur charge, seront congédiés. Ne
mérite pas cette confiance celui dont on
ne peut plus être sûr qu’il est indéfectiblement
fidèle au pays. » Quelques jours
après, Ernest de Kaenel et deux de ses
collègues de la poste de Lausanne,
Charles-Albert Reichenbach et Paul
Bornand, sont licenciés. Le premier est
conseiller municipal du POP, alors que
le second ne possède même pas la carte
du parti. Deux autres employés sont
« mis au provisoire », c’est-à-dire qu’ils
écopent d’un avertissement et ne peuvent,
selon les « Instructions », être « ni
promus ni nommés ou transférés à des
postes où les titulaires doivent inspirer
une confiance particulière ».

Le POP réagit sans tarder en organisant
sur la Place St-François de Lausanne
une manifestation « devant des
milliers de personnes, sur une place
noire de monde où la circulation était
complètement embouteillée », relate la
Voix Ouvrière. Des affiches de protestation
sont collées à travers la ville et,
quelques jours après, un meeting est
organisé au Splendid avec Léon Nicole.
Au Grand Conseil, les députés popistes
se font l’écho de ces manifestations.
« C’est toujours au nom de la démocratie
que vous étranglez la démocratie »,
déclare Fernand Petit à l’intention des
radicaux.

Un recours est déposé au Département
fédéral des postes et des chemins
de fer et, après son échec, un second
directement auprès du Conseil fédéral.
Le gouvernement le rejette en répondant
que « Kaenel ne s’est pas borné à
adhérer en 1946 au Parti du Travail
(dont la grande majorité du peuple
suisse désapprouve la politique) (…) il a
en outre déployé une activité intense
comme président ad interim ou viceprésident
du Cercle d’amis des “Lettres
françaises“, il a adhéré au mouvement
des partisans de la paix et a fait de la
propagande pour l’appel de Stockholm »,
c’est-à-dire pour l’interdiction des armes
nucléaires. « Il a ainsi exercé, au sein
d’organisations dont les attaches avec le
communisme international sont incontestables,
un rôle et une activité de propagande
incompatibles avec la position
d’un agent de la Confédération. »

Ernest de Kaenel poursuivra une
carrière de représentant de commerce.
Engagé chez Suchard, il devra, suite à
une nouvelle dénonciation, affirmer à la
direction qu’il n’est plus adhérent du
POP. Pour éviter des ennuis, il écrira
même une fausse lettre de démission.
« Comme j’avais déjà perdu une première
fois mon travail, j’étais un peu
obligé d’avoir recours à ce procédé. En
réalité, j’étais toujours membre du POP. »

Charles Reichenbach décédera en
mars 1954 victime d’un accident lors
d’un exercice militaire. Considéré
comme « indigne » de travailler dans
l’administration fédérale, il n’était pas
pour autant libéré de ses obligations de
service. Ironie du sort pour un « traître à
la patrie », le sergent aura droit à des
obsèques officielles.

La crainte d’une « infiltration » de l’Etat

Malgré sa neutralité affirmée, la Suisse
n’a pas été épargnée par la guerre froide.
Après le « coup de Prague », les autorités
seront saisies par la crainte d’une « infiltration
» de l’Etat. De 1948 à 1951, les
mesures édictées seront comparables à
celles prises aux Etats-Unis à l’initiative
du sénateur Joseph McCarthy. Le 5 septembre
1950, le Conseil fédéral promulgue
ainsi les « Instructions » dont
Ernest de Kaenel et ses camarades
furent victimes. Selon l’historien Georg
Kreis, 10 fonctionnaires furent licenciés
et 24 « mis au provisoire ». Ils n’avaient
« qu’un seul tort », écrira Ernest de Kaenel
dans la VO, « celui d’avoir pris parti
pour la classe ouvrière contre l’oppression
capitaliste, pour le socialisme
contre l’exploitation des humbles, pour
la paix contre la guerre et sa préparation
idéologique ».

Le Parti suisse du Travail tentera bien
d’organiser la résistance et fera pression
pour la réintégration des fonctionnaires
licenciés. Des assemblées publiques se
tiendront à Genève, Berne, Bâle et
Zurich. Une souscription sera lancée
pour venir en aide aux camarades. Au
Conseil national, Léon Nicole se fendra
d’une longue interpellation à laquelle le
conseiller fédéral Eduard von Steiger
répliquera que « jouir de la liberté d’opinion
et d’association et avoir le droit
d’être au service de la Confédération
sont deux choses distinctes ». Le PST
restera isolé dans ce combat. Au Conseil
national, seuls ses représentants et deux
députés de l’Alliance des indépendants
refuseront d’approuver les « Instructions
», les socialistes n’émettant de critiques
que sur la forme. Les directions
syndicales, elles, resteront passives lorsqu’elles
ne plébisciteront pas carrément
les mesures.

Se sentant menacés, des militants du
PST démissionneront du parti, tandis
que des sympathisants résilieront leur
abonnement à la VO. Les « Instructions »
ne seront levées qu’en 1990 au moment
du scandale des fiches. Jusqu’à cette
date, le PST et ses militants seront
espionnés par la police fédérale et il sera
difficile pour une personne suspectée
d’appartenir au parti d’être engagée dans
l’administration fédérale. Des interdictions
professionnelles seront aussi prises
dans les cantons.

Les « Instructions » ne furent pas les
seules mesures visant les militants du
PST. Le Parlement approuva des lois
réprimant la « propagande subversive
étrangère » en instituant de fait le délit
d’opinion. C’est ainsi que Pierre Nicole,
fils de Léon, fut condamné à 15 mois de
prison ferme pour avoir sévèrement critiqué
le Conseil fédéral dans des éditoriaux
de la VO. Le conseiller national
Emil Arnold écopa, lui, de 8 mois pour
avoir déclaré devant l’Organisation
internationale des journalistes que « la
Suisse est un centre d’espionnage et d’activités
des agents américains ».

Toutes ces mesures s’inscrivaient
finalement dans la droite ligne des
« interdictions communistes » des
années 1930-1940.

Pas de réhabilitation

Si les « Instructions » ont été annulées, les
licenciés n’ont jamais été réhabilités. En
2009, à la suite d’un article de Gauchebdo
consacré à l’histoire d’Ernest de
Kaenel, le conseiller national Josef
Zisyadis avait déposé une motion invitant
le Conseil fédéral à entreprendre
« la réhabilitation publique des fonctionnaires
fédéraux injustement licenciés en
1950 ». « La Confédération a un devoir
de mémoire envers ces hommes sanctionnés
pour leurs opinions », pouvaiton
lire dans le texte cosigné par des
socialistes et des Verts. Dans sa réponse,
le Conseil fédéral avait refusé la réhabilitation
en prétendant que l’appartenance
au PST ne constituait pas la seule
raison du licenciement : « Il fallait en plus
que les personnes concernées adoptent
un comportement faisant douter de leur
capacité à respecter leur devoir de fidélité
envers la Confédération. »

« Cela ne tient pas : sur quelle base
pouvait-on décider que nous étions
indignes de confiance !? », avait réagi
dans nos colonnes Jean Mayerat. Le
popiste, qui deviendra par la suite président
du Conseil communal de la capitale
du Nord-Vaudois, était en 1950
postier à Yverdon. Il échappa au licenciement,
mais fut « mis au provisoire ».
« Le but était d’effrayer les gens, de les
empêcher d’adhérer à notre parti. C’était
de l’intimidation, de la calomnie pure. »

En 2011, la motion Zisyadis fut
enterrée par la majorité de droite du
Conseil national.

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La lettre de licenciement envoyée à Ernest de Kaenel.