L’immeuble de la honte de Madame Poggia

Genève • Depuis plusieurs années, des locataires d’un immeuble appartenant à l’épouse du conseiller d’etat MCG vivent un véritable cauchemar. Après des résiliations de baux en cascade visant le plus souvent à augmenter les loyers, les locataires rescapés, constitués en association, dénoncent l’acharnement dont ils sont victimes.

Au printemps 2012, nous publiions dans nos colonnes un article sur l’immeuble sis route de Florissant, à Genève. 14 baux sur 31 avaient alors été résiliés dans la bâtisse, dont la propriétaire avait pour avocat un certain Mauro Poggia, alors conseiller national et désormais son mari. Prétextant vouloir y loger des membres de sa famille ou des personnes proches, celle-ci relouait en réalité le plus souvent les appartements à des expatriés, cadres ou entreprises internationales pour des loyers faramineux: jusqu’à 5’400 francs par mois. «On peut penser que la propriétaire utilise des proches comme des prête-noms en vue de pratiquer des sous-locations à des prix élevés», écrivait ainsi le Tribunal fédéral en 2011 dans un arrêt donnant raison à un locataire, jugement qui relevait également «une étrange gestion de l’immeuble». Organisés dans une association de défense, ASAC16, plusieurs des habitants s’étaient en effet insurgés contre la situation, notamment en lançant des procédures d’opposition à leurs résiliations. Une démarche qui a jusque-là porté ses fruits, avec deux victoires au Tribunal fédéral en 2010 et 2011 et une à la Cour de justice genevoise en 2013.

«C’est la guerre des nerfs»
«Mon rêve pour Genève serait que le cauchemar s’arrête. Celui des personnes à la recherche d’un logement, des demandeurs d’emploi, des précarisés», affirmait en octobre 2013 à la Tribune de Genèvecelui qui est aujourd’hui devenu conseiller d’Etat. S’il n’est plus l’avocat de sa femme, il a été remplacé dans au moins une des procédures par Me François Canonica, avant que celui-ci ne soit nommé président du Conseil d’administration des HUG par le même… Mauro Poggia. Du côté de la route de Florissant, le «cauchemar» ne semble quant à lui pas s’être arrêté. «Sur 30 appartements, il reste 12 des locataires qui étaient là au moment du rachat de la bâtisse par l’actuelle propriétaire. La majorité des personnes qui ont reçu une résiliation sont parties, dont certains qui y habitaient depuis 40 ans», explique une habitante de l’immeuble. La sortie de l’affaire dans la presse en 2012 ne semble pas y avoir changé grand-chose. Depuis, trois nouveaux habitants se sont ainsi vus signifier leur congé, «comme par hasard tous membres de l’association de défense des locataires», commente-t-elle. L ’un d’entre eux a du reste déjà contesté une première résiliation jusqu’au Tribunal fédéral, avec succès.

«C’est la guerre des nerfs, la propriétaire essaie de nous avoir à l’usure. Heureusement qu’il existe des assurances juridiques!», s’écrie la locataire, qui semble penser que les membres d’ASAC16, qui à ce jour ont tous reçu leur congé, sont particulièrement visés. «Notre comité regroupe cinq locataires. Nous étions six auparavant, mais l’un d’entre nous a déménagé à cause de la pression. Si les autres anciens habitants ne disent rien, c’est parce qu’ils ont peur!», ajoute-telle, en précisant que l’association compterait 180 membres de soutien. En plus de la résiliation de leurs baux, les cinq d’ASAC16 ne bénéficient toujours pas de double vitrages, malgré le fait que l’ensemble de l’immeuble en ait été équipé en 2008. Une exception qu’ils voient comme spécialement dirigée contre eux. Les locataires ont en outre vu, sans être consultés, l’immeuble équipé de caméras de surveillance, d’abord dans l’entrée, puis à tous les étages. Ce n’est qu’après un accord en commission de conciliation que celles-ci, perçues comme intrusives, ont, pour la plupart, été débranchées, d’après notre interlocutrice.

A noter que les trois nouvelles résiliations interviennent moins de trois ans après la fin de cette dernière procédure, soit, pour deux des locataires concernés, dans le délai de protection dont ils sont censés bénéficier. Un élément qui ne semble pas avoir freiné la propriétaire, qui invoque pour justifier les congés donnés la vétusté de l’immeuble et la «nécessité d’effectuer des travaux d’entretien de l’appartement», une «rupture totale du lien de confiance» ou encore une «sous-location équivalente à un transfert de bail déguisé», avançant la volonté de loger une famille dans l’appartement concerné. Une dernière explication qui n’a pas été jugée plausible par le Tribunal des baux et loyers, qui «considère que la déclaration de la bailleresse de vouloir louer l’appartement à toute autre personne en ayant réellement besoin n’est qu’une déclaration d’intention, qui doit être sérieusement mise en doute». Et de conclure que «la motivation fournie à l’appui du congé étant un prétexte, ce dernier doit être annulé».

Trois appartements loués à Japan Tobacco
Pas plus qu’en 2012, l’immeuble ne semble en effet peuplé de familles. Selon notre source, trois appartements seraient ainsi toujours loués à l’entreprise JTI (Japan Tobacco International) et au moins cinq seraient vides ou occupés sporadiquement, notamment par des cadres d’entreprises étrangères, pour certains via des sous-locations, qui seraient du reste multiples dans l’immeuble. En 2010, le Tribunal fédéral constatait d’ailleurs que la propriétaire avait loué plusieurs appartements à des parents ou amis, «lesquels, dans plusieurs cas, les ont ensuite sous-loués ou laissés vacants».

Fin 2014, le tribunal des baux et loyers relevait quant à lui l’«opacité avec laquelle la bailleresse, respectivement sa régie, se sont renvoyées l’une à l’autre au sujet des sous-locations qui perduraient dans l’immeuble et de leurs résiliations alléguées, chacune indiquant qu’il fallait s’adresser à l’autre pour obtenir des explications claires à ce sujet». «Aucune famille n’a profité d’un appartement résultant d’un congé», assure quant à elle la membre d’ASAC16. Comme nous le relevions déjà en 2012, le montant de certains loyers semble dans tous les cas plutôt éloigné d’un budget familial, puisque le jugement mentionné plus haut évoque un loyer de 4’385 francs par mois pour un 4,5 pièces payé au moins jusqu’en septembre 2014, alors qu’il aurait coûté 750 francs au locataire précédent.

La propriétaire refuse de s’expliquer
Alors pourquoi résilier alors que des logements sont apparemment vides? Pourquoi continuer à prétendre vouloir louer à des familles alors qu’aucune ne semble habiter l’immeuble? Invitée à se prononcer sur ces faits ainsi que sur le sentiment «d’acharnement» vécu par les locataires, la propriétaire n’a pas souhaité répondre à la dizaine de questions que nous lui avons fait parvenir, se contentant de préciser, relativement à la question des double vitrages, que l’une des locataires concernées aurait «refusé à plusieurs reprises toute visite de son appartement pour permettre l’organisation des travaux en question». Et d’ajouter que l’une des habitantes qui a reçu son congé n’occupait pas l’appartement de façon régulière et que ni elle ni sa sous-locataire n’en auraient un réel besoin, notamment en raison de la possession d’autres biens immobiliers.

Malgré une première annulation de ce congé par le Tribunal des baux, qui ne semble pas avoir jugé ces arguments plausibles, la propriétaire a choisi de faire recours. Des procédures sont également en cours pour les deux autres congés. «Nous serions disposés à payer un loyer un peu plus élevé, mais il semble que la propriétaire ne procède que par résiliations. Très peu d’entre nous ont reçu des augmentations de loyer», explique notre locataire. S’il y a un élément positif dans l’histoire, c’est la solidarité qui a été créée entre habitants: «Cela nous a soudés plus qu’autre chose! Chaque fois que l’on a contesté on a gagné, donc cela vaut la peine», ajoute-t-elle encore. Un appel à tous les locataires à faire valoir leurs droits.


« 4385 francs pour un 4,5 pièces, c’est un rendement abusif! »

Questions à Carlo Sommaruga, vice-président de l’ASLOCA Suisse et secrétaire général pour la Suisse romande de cette association de défense des locataires.

Résilier les baux d’habitants de longue date pour les remplacer par des cadres ou multinationales en facturant des loyers faramineux, est-ce pratique courante?
CARLO SOMMARUGA En situation de pénurie de logement, c’est une pratique qui a toujours existé. Plus la pénurie est forte, plus il y a de congés donnés par les bailleurs qui souhaitent profiter d’augmenter les loyers. Cette pratique était particulièrement courante il y a 4 ou 5 ans, au moment où des multinationales étaient prêtes à payer des loyers extrêmement élevés. Elle l’est un peu moins aujourd’hui, car celles-ci font plus attention à leurs dépenses. Cela se fait donc de manière moins agressive qu’avant, mais cela existe toujours. A noter que le fait de louer à des cadres de multinationales entraîne une éviction des demandeurs de logements locaux même pour des logements chers. Mais ce qui est le plus grave, c’est que le locataire local contesterait le loyer initial après l’entrée dans les locaux sans aucune hésitation et ferait baisser le loyer. Ce n’est jamais le cas avec les cadres des multinationales.

Que faire pour contrer ce type de pratique? Est-il légal de faire passer un loyer de 750 à 4’385 francs?
Pour contrer cette pratique, il faut qu’un juge constate que le rendement obtenu par le bailleur est abusif en vertu de l’art. 269 CO. Pour cela, il faut cependant que le locataire conteste son loyer initial. Tant qu’il ne le fait pas, rien n’empêche le propriétaire de continuer a facturer des montants faramineux. Un loyer de 4’385 francs pour un 4,5 pièces constitue manifestement un rendement abusif.


Quelles démarches sont entreprises au niveau de l’ASLOCA?

Un groupe de travail de l’ASLOCA Suisse réfléchi à la possibilité de proposer un système de vérification préalable des loyers. Nous n’en sommes toutefois qu’au stade de la réflexion.

Est-il légal de laisser des appartements vides sur le long terme (un an ou plus)?
Rien dans le Code des obligations n’empêche de laisser les logements vides. Mais la loi cantonale genevoise sur les démolitions, transformations et rénovations (LDTR) donne la compétence au canton de réquisitionner les appartements vides sans raison. C’est l’expropriation du droit d’usage. Bien que la majorité du peuple ait approuvé cela par votation, cela n’a jamais été appliqué par le département compétent.

En l’occurrence, les locataires ont obtenu gain de cause à plusieurs reprises, mais les procédures judiciaires se poursuivent. Cela peut-il continuer indéfiniment?
Si un bailleur abuse de droits de procédure ou agit de manière téméraire, il sera sanctionné par la justice. Le locataire peut même se voir indemniser. Mais il est très important que le locataire fasse valoir ses droits devant les autorités judiciaires. Laisser passer un délai peut mettre à néant une résistance menée pendant des années.