«Saint-Laurent, c’est la place Gezi de Lausanne!»

Asile • Pour la philosophe Marie-Claire Caloz Tschopp, le refuge de l'eglise Saint-laurent à Lausanne représente «un acte de puissance» face aux drames de la migration. Réapprendre à désobéir et à agir en tant que citoyens, c'est ce que nous enseignent les militants du refuge et leurs soutiens.

Sur la façade de Saint-Laurent, banderoles clamant "désobéissons" et portrait de Martin Luther King donnent le ton. desobeissons.ch

Sur la façade de l’église située en plein centre de Lausanne, un immense portrait de Martin Luther King donne le ton. Ce soir, la salle de paroisse de Saint-laurent est comble. Près de 150 à 200 personnes sont venues assister à la conférence organisée par les militants et réfugiés qui depuis bientôt deux mois occupent l’église.

Dans un coin, les matelas qui plus tard seront répartis sur le sol pour permettre aux cinq occupants d’y passer la nuit. Affichées aux murs, des informations sur le fonctionnement du lieu, ainsi qu’un planning des permanences: toutes les deux heures, deux personnes se relaient pour assurer une présence dans l’église. Dans l’assistance, militants, réfugiés, un pasteur et des personnes solidaires, venues s’informer sur la situation. L’affluence est telle qu’il faut installer des chaises supplémentaires.

Quelques jours plus tôt, le naufrage et la mort de 700 migrants en mer a braqué les yeux de toute l’Europe sur la thématique de la migration. Une réalité qui pourrait sembler lointaine. Pourtant, elle touche directement les Erythréens et Ethiopiens qui habitent le refuge depuis bientôt deux mois: quatre d’entre eux ont effectué ce terrible voyage de la Libye vers l’Italie. «La traversée s’est mal passée. Je pleure beaucoup quand je me la remémore. C’était l’horreur. Nous avons pleuré des larmes de sang. Après sept heures de navigation, le moteur de l’embarcation s’est endommagé. Une partie du bateau a pris feu. A 11h, un hélicoptère nous a repérés et signalés à la marine italienne, qui nous a secourus à 18h. Elle est arrivée à la dernière minute, le bateau prenait l’eau. Nous sommes restés encore cinq jours en mer: le vent était trop fort et le bateau italien n’arrivait pas à atteindre l’autre rive», raconte Mikili, dans un témoignage recueilli par le collectif ce soutien.

Pour lui comme pour les milliers d’autres réfugiés qui ont eu la «chance» d’arriver jusqu’en Italie, les difficultés ne se sont toutefois pas arrêtées là. «Nous sommes arrivés en Sicile, d’où j’ai fui le plus vite possible afin d’éviter qu’on me prenne les empreintes», poursuit-il. A quelques encablures de la frontière suisse, il sera toutefois interpellé par des gardes frontières… ce qui lui vaut aujourd’hui de se retrouver à Saint-Laurent, protégé contre un renvoi vers l’Italie.

Un système «tout bénéfice»
En vertu des accords de Dublin, un requérant interpellé dans n’importe quel pays européen sera en effet renvoyé vers le premier pays qu’il a traversé, compétent pour traiter de sa demande d’asile. De par sa situation frontière, l’Italie se trouve ainsi avec des dizaines de milliers de migrants sur son sol, premiers arrivants ou renvoyés depuis les autres pays européens.

«Les personnes vivent dans la rue, n’ont aucun lieu d’accueil et vivent dans des conditions déplorables. Souvent, elles tentent une nouvelle fois de repartir vers le nord après avoir été renvoyées en Italie, c’est un aller-retour perpétuel», explique un représentant de la section italienne d’Amnesty, présent à la conférence. «Elles obtiennent généralement le statut de réfugié, mais sont sans logement et sans travail», ajoute Denise Graf, spécialiste des questions migratoires au sein de la branche suisse de la même organisation. Et de préciser que cette situation ne se limite pas à l’Italie, mais concerne également la Hongrie, la Bulgarie ou encore la Grèce.

Selon Aldo Brina, du Centre social protestant, ce système est «tout bénéfice» pour la Suisse, puisqu’il lui permet de renvoyer un pourcentage non négligeable de demandeurs d’asile vers ses voisins. «Le pays pourrait user de la clause de souveraineté, soit décider de traiter des demandes d’asile, mais il ne le fait pas», ajoute-t-il.

Un moyen simple d’alléger le poids qui pèse sur l’Italie
Pour les militants du refuge, qui dénoncent le système Dublin dans son ensemble, le Conseil d’Etat vaudois doit, maintenant plus que jamais, prononcer un moratoire sur les renvois vers l’Italie. «Il est inacceptable de refouler des personnes vers ce pays, particulièrement en ce moment. L’Italie a besoin qu’on allège un peu le poids qui pèse sur elle. Cela représenterait un geste de solidarité d’un pays riche envers un pays en difficulté. La Suisse a les moyens de le faire facilement. Le canton de Vaud pourrait donner l’exemple!», commente Graziella de Coulon, du collectif Droit de rester.

S’il protège concrètement cinq personnes d’un renvoi concret vers de terribles conditions d’existence et permet de rendre visible la thématique de Dublin, le refuge de Saint-Laurent est aussi un espace de contestation et le berceau d’une mobilisation de la part de citoyennes et citoyens, un lieu d’effervescence et de prise de conscience politique. Depuis plusieurs semaines, les militants s’activent, mobilisent, s’organisent, les solidarités se construisent.

«Les paroissiens ont fait une pétition pour que nous restions», confie un membre de l’organisation SOS-Asile. Une centaine de personnes se relaient jour et nuit auprès des réfugiés, des coureurs ont affiché leur soutien au refuge dans le cadre des 20km de Lausanne, et une grande manifestation est d’ores et déjà prévue le 9 mai prochain à Lausanne. «Nous ne pouvons plus laisser le destin de ces personnes en mains de l’administration. Notre rôle est de désobéir, de les cacher, de les protéger. On peut être amendé pour cela, mais cela nous importe peu», confie encore Graziella de Coulon.

«La responsabilité de la paix ne se délègue pas»
«Face aux drames de la migration, on pense que l’on ne peut rien faire. On nous habitue a banaliser la mort. Les médias provoquent un sentiment d’impuissance. Tout nous invite à l’obéissance et à la soumission. Les lieux tels que ce refuge représentent pourtant un acte de puissance. Mais les médias en parlent beaucoup moins!»,conclura la philosophe Marie-Claire Caloz Tschopp en fin de conférence.

Pour elle, les individus doivent d’abord reconquérir et conscientiser leur pouvoir d’agir, comme le font les militants de Saint-Laurent. «L’Etat-nation prive les individus de leur responsabilité. Il faut reconquérir l’espace public, qui a été squatté par les Etats et les politiques. La responsabilité de la paix ne se délègue pas. Ce refuge, c’est cela, c’est la place Gezi de Lausanne!», s’exclame-t-elle encore, se référant aux manifestations de juin 2013 à Istanbul.

Si en Suisse, l’église de Saint-Laurent fait encore figure de cas plutôt isolé, ce n’est pas pareil en Allemagne, où plus de 230 paroisses accordent l’asile à des personnes menacées de renvoi, près de la moitié d’entre elles étant des «cas Dublin».

En plus de nous ouvrir les yeux sur la réalité du système Dublin, ce que nous apprennent ou nous réapprennent les occupants de Saint-Laurent, c’est peut-être avant tout à nous responsabiliser, désobéir, réfléchir par nous-même et nous donner les moyens d’agir selon nos convictions. Un acte à la portée de main de toutes et tous et plus que jamais nécessaire.

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