Les destins tragiques d’antinazis en RDA

Livre • La thèse universitaire de l’historienne Alix Heiniger se penche sur le sort, entre 1933 et 1975, des militants allemands antifascistes exilés en Europe de l'Ouest puis retournés en RDA.

Ne le cachons pas: le livre que nous présentons ici, de style très académique et bourré de détails, est de lecture parfois ardue. Original par son sujet, il présente une réalité souvent mal connue. Il est centré sur l’organisation Nationalkomitee «Freies Deutschand» (NKFD), fondée à Krasnogorsk, près de Moscou, le 13 juillet 1943, et sur l’action de celle-ci en Belgique et en France (occupées) ainsi qu’en Suisse (neutre). Nous concentrerons notre regard sur ce dernier pays.

La première partie de la thèse est consacrée à la «préhistoire» de Freies Deutschland, dès 1933, à travers l’exil des antifascistes allemands en Europe de l’Ouest, essentiellement des communistes, souvent d’origine juive. Une place importante est faite au centre de résistance intellectuelle que constitue l’équipe des acteurs allemands du Schauspielhaus de Zurich, autour de Wolfgang Langhoff qui a connu les camps nazis. Comme l’écrit l’auteure, «le théâtre suisse alémanique remplit la fonction de refuge contre l’idéologie nationale-socialiste». On sait qu’Anne Cuneo a consacré un beau roman à cet épisode, La Tempête des heures. De nombreux exilés combattent dans les Brigades internationales aux côtés de l’Espagne républicaine (ce qui aura plus tard de lourdes conséquences pour eux en RDA) et dans la Résistance française. Une organisation essentiellement communiste, Travail allemand, essaie dès 1940 de faire de l’agitation auprès des soldats occupants, mais sans réussir à créer de larges soulèvements dans l’armée.

Freies Deutschland (FD) est donc constitué en 1943, dans la continuité de la politique de front commun antifasciste promue par le Komintern en 1935. Mais l’organisation restera totalement dirigée par les communistes et, en Suisse, sous la tutelle du KPD allemand. L’étude d’Alix Heiniger se base en partie sur la méthode prosopographique, qui consiste à inventorier les personnes et à rassembler les données biographiques pour mettre en valeur points communs et différences. On voit par exemple que, parmi les 70 membres de FD en Suisse, il n’y a pas d’ouvriers, mais essentiellement des hommes et des femmes ayant des activités intellectuelles ou artistiques. Il faut malheureusement constater que, malgré l’engagement et le courage de ses militants, FD ne jouera qu’un rôle extrêmement mineur dans l’écrasement du nazisme.

Après la défaite de celui-ci, l’objectif change. Il s’agit, depuis l’exil, de reconstruire une Allemagne libre et démocratique. FD amorce dans les camps de prisonniers un début de «rééducation antifasciste», qui aurait dû ensuite se généraliser à toute l’Allemagne, épurée de ses éléments nationaux-socialistes et militaristes. Notons que la révolution n’est pas à l’ordre du jour dans le programme de Freies Deutschland: il y est essentiellement question d’établir un régime antifasciste démocratique et parlementaire. En France et en Belgique libérées, l’action de ses militants est cependant rendue difficile par leur qualité même d’Allemands, ceux-ci étant l’objet de représentations haineuses suite aux pillages et crimes de guerre commis sous l’Occupation: les populations ont de la peine à distinguer les «Boches» des Allemands antinazis! Pour apporter une aide médicale et en nourriture aux enfants allemands durement éprouvés ainsi qu’aux victimes du fascisme, FD collabore avec la Centrale sanitaire suisse. Vu que son objectif principal, la disparition du nazisme, est atteint, Freies Deutschland est dissous en décembre 1945.

Accusés de trahison en Allemagne de l’est
C’est à ce moment que commence la partie la plus originale et la plus intéressante du livre: l’accueil des antifascistes de l’Ouest en RDA. Celle-ci est dominée par la fraction du KPD qui, en 1933, a émigré en URSS: c’est notamment le cas de Walter Ulbricht et Wilhelm Pieck. Soit dit en passant, ce groupe a été éliminé à 70% lors des purges staliniennes! Les survivants ont soviétisé leurs pratiques politiques. Cette fraction sera totalement dominante dans le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands), le soi-disant parti d’union entre socialistes et communistes. Très vite, dans la RDA créée en 1949, les antifascistes de l’Ouest sont l’objet de suspicion, puis d’accusations de «trahison». Notamment à cause de leurs rapports avec Noel H. Field, «agent américain», en fait philo-soviétique, qui est au centre du procès Rajk en Hongrie (1949), la première des purges dans les «démocraties populaires». On leur reproche aussi leurs contacts avec les services secrets américains à Berne, dirigés par Allen Dulles. Donc des contacts avec des «agents impérialistes» …d’un pays alors allié à l’URSS! Un autre motif de méfiance est la participation de nombre d’entre eux à la guerre civile espagnole, où ils auraient été en contact avec les «trotskistes». Bref, toute la mécanique de mise en place des grands procès est en branle, sans pour autant que des procès publics à valeur «pédagogique» aient lieu en RDA, au contraire de la Hongrie, la Roumanie ou la Tchécoslovaquie. Les accusations empruntent à la langue de bois du Parti: ainsi, par exemple, les communistes émigrés en France et en Suisse «ont manqué de vigilance révolutionnaire et ont enfreint de la manière la plus grave les règles élémentaires de la lutte contre les ennemis de classe». C’est toute l’émigration de l’Ouest qui est disqualifiée, et celle en URSS survalorisée. Pas de procès publics certes, mais des interrogatoires par la Stasi, parfois des tortures, et une mise à l’écart complète. Ces militant-e-s qui ont toujours été fidèles au Parti le ressentent très durement. Certains se suicident.

Il faudra de nombreuses années pour qu’une procédure de réhabilitation soit lancée, d’abord timidement, depuis la fin des années 1950. Trop tard pour plusieurs militants, brisés physiquement ou moralement. Dès 1970, on encourage les exilés antifascistes de l’Ouest à apporter leurs témoignages, voire à écrire leurs mémoires…mais ceux-ci sont dûment censurés! Par exemple, dans les Mémoires de Franz Dahlem, personnage important de l’émigration, ancien Brigadiste, puis humilié, «épuré» des cadres du Parti, on élimine les passages mentionnant des erreurs tactiques de Ulbricht et une remarque sur les arrestations de camarades exilés à Moscou. Quant aux travaux des historiens officiels de la RDA, ils doivent répondre aux canons idéologiques du Parti.
En bref, cette thèse quasi exhaustive montre à la fois la face lumineuse de l’émigration antifasciste, où les communistes occupent une place prépondérante, et l’un des aspects les plus sombres de l’histoire de la RDA, cet avatar de l’Etat socialiste et démocratique qu’ils rêvaient de bâtir sur les ruines du nazisme.

Alix Heiniger, Exil, résistance, héritage. Les militants allemands antinazis pendant la guerre et en RDA (1939-1975), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2015, 401 p.