Nathalie Quitane prospecte les années 2010

Littérature • Avec son dernier recueil de textes, l’écrivaine et poétesse se demande pourquoi la gauche a abandonné le peuple.

En neuf textes de taille et de nature très différentes, qui abordent des sujets en apparence, sans relation les uns avec les autres, Nathalie Quintane dresse un état des lieux du monde contemporain, à partir de son expérience d’intellectuelle et d’écrivaine. L’auteure a choisi de ne pas s’installer à Paris, mais dans une petite ville de province où elle enseigne le français au Collège. Loin de constituer une forme d’exil, cette situation qui l’amène à partager la vie des gens ordinaires, sert aussi de point d’ancrage à ses analyses. Ici, comme dans ses précédents livres, Nathalie Quintane a pour stratégie de déhiérarchiser les sujets, de ne pas reconduire les découpages des savoirs, de se méfier des vérités qui semblent les plus évidentes. Son approche des problèmes procède d’une impertinence érigée en principe heuristique, d’une impressionnante habileté à poser la question qui gêne (Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature?), à s’arrêter sur le détail qui fâche. Ses argumentaires sont conduits par une pensée alerte et en alerte, rythmés par une allégresse rageuse.

Tout l’art, toute la force subversive de Quintane consistent à établir des rapports entre des ordres de choses que le sens commun tient soigneusement éloignés, à essayer des rapprochements risqués, juste pour voir. On pourra s’amuser à en deviner quelques-uns. Par exemple entre une virée électorale de Marine Le Pen à Digne (Stand Up, pp. 7-40) et la Pastorale Maurel (Le peuple de Maurel, pp. 83-132) existent de surprenantes convergences. La face bonhomme des santons de la crèche provençale a pour revers une vieille tradition xénophobe, concrétisée dans la figure du Boumian (le Bohémien) voleur de poules. Tandis qu’imaginant qu’elle accompagne la présidente du Front National dans sa visite des commerces du centre-ville, Quintane la statufie en brave fille un peu fatiguée de la crèche politico-médiatique contemporaine. La force de la fiction consistant ici à montrer, sans avoir à le démontrer, que ce n’est pas Marine le problème mais bien les idées qui animent son parti (et pas que lui.) Et sans doute aussi, que face à ce péril, nous restons figés comme des santons.

Mais, la plupart du temps, c’est de manière tout à fait explicite que Nathalie Quintane travaille la mise en rapport entre domaines distants. Comme lorsqu’elle s’attache à corréler usage grammatical et analyse politique (Les prépositions pp. 61-82). «Doit-on parler», s’interroge-t-elle, «pour les pauvres, avec, parmi, par, à côté ou aux côtés d’eux. Avec l’embarras du choix une chose est sûre au moins (…) c’est que les pauvres ne parlent pas, ou qu’ils parlent, mais qu’on ne les entend pas.» Cette disjonction finale est caractéristique de l’allure imprimée à la réflexion tout au long des années 10. Alors que le raisonnement paraît aboutir à une certitude, une alternative est posée («les pauvres ne parlent pas ou bien nous n’entendons pas les pauvres lorsqu’ils parlent.») Cet effet de relance indique que la réponse est à chercher encore ailleurs, qu’elle reste à construire et sera, de toute façon problématique. A ce titre, ce livre n’est pas un traité politique mais une méticuleuse mise en question de l’intenable position dans laquelle se trouve aujourd’hui la pensée des intellectuels et artistes de gauche devenue pataude, pusillanime, embrouillée. «J’essaie de comprendre quel prix nous payons depuis plus de trente ans à ne pas nous engager dans certains jeux.»

On se tromperait en concluant de ce constat amer que Nathalie Quintane a rejoint le chœur des pleureuses, anciens gauchistes revenus de tout, devenus prophètes de la décadence. Elle les épingle au passage: «On peut se demander pourquoi certaines proses d’extrême gauche virent parfois à la lamentation (…) le rap militant lui-même adopte parfois ce ton pleurard, moralisant. Comme si Jacques Brel et Guy Debord avaient accouché d’un gosse qui ne cesse de geindre depuis trois décennies.(…) Mais sans doute devrais-je essayer de comprendre, d’abord, pourquoi ces proses me hérissent.»  Pour Quintane dire qu’elle (nous tous) traverse un sale moment, ne justifie aucun repli. Au contraire, elle écrit pour essayer de faire entendre autre chose que les discours courants de la démobilisation. Et elle le fait en écrivain et poète, avec les compétences, la sensibilité et les outils qui sont les siens. Pas parce qu’elle pense que le poète est un «voyant», ses intuitions foudroyantes destinées à éclairer les foules, mais tout simplement parce qu’elle a décidé de témoigner de là où elle est, et là où elle en est.

Hantise de la stagnation
Pour finir, il faut revenir sur le titre de ce petit livre qui réussit à être réjouissant bien qu’il n’y ait pas matière à se réjouir dans les sujets qu’il aborde. Les années 10, on est en plein dedans, aussi est-on en droit de demander à Nathalie Quintane quelle est la raison de son impatience à en proposer déjà la revue alors qu’on n’en a pas vu plus de la moitié. Mais justement c’est du milieu des événements, au cœur de l’actualité des mœurs et de la culture qu’elle a choisi d’écrire, refusant la position de surplomb que l’après-coup offre à l’historien ou à l’essayiste qui prétend habilement prendre de la hauteur. Son parti pris est plutôt de rester au ras des pâquerettes, en pleine immersion. C’est pendant que les choses se passent (ou parfois qu’elles semblent ne plus passer du tout) que l’auteure s’y intéresse en tant qu’elles la concernent directement, ici et maintenant, sans autre recul que celui minime, et toujours à réévaluer, d’une pensée engagée. Par parenthèse on pourrait se demander si l’hypothèse d’une pensée dégagée – et de quoi, au juste ! – a un sens? Écrire sur les années 10 c’est aussi prendre date, écrire pour les années 10, suggérer qu’elles pourraient continuer en suivant une autre trajectoire que celle sur laquelle elles semblent engagées aujourd’hui, surtout ne pas en rester là où elles en sont, et nous avec elles. On repère chez Quintane une hantise de la stagnation: «Qu’on ne se contente pas de ce qu’on sait déjà qu’on va avoir». Un des remèdes (sans miracle garanti) on l’a compris, c’est la littérature. À quoi bon des poètes en temps de détresse ? (Wozu Dichter in dürftiger Zeit ?) demandait en 1800 Novalis dans son élégie Pain et vin. Nathalie Quintane avance une réponse pragmatique et programmatique, en l’élargissant aux écrivains: «Pour le moment, la littérature redécouvre le fil à couper le beurre parce que la société elle-même, dans son ensemble, ne l’a pas redécouvert – non d’ailleurs que la littérature, en retard en matière de fil à couper le beurre, soit au moins en ce domaine en avance sur une société qui n’a pas même l’idée qu’il y a du beurre (du politique partout, y compris en littérature) et, surtout, du fil pour le couper.» Il y a un temps pour la plainte et un temps où l’urgence est de mettre les points sur les i. Les poings?

Nathalie Quintane, Les années 10, La Fabrique, 2014, 201 p.