L’art à l’air libre entre ciel et terre, vie et au-delà

Expo • Môtiers Art en plein air invite à découvrir une interrogation de lieux et topographies dont on ignorait certaines dimensions inédites.

My Love Mother Nature (Mon amour mère nature), par Alexandre Joly copyright. Bertrand Tappolet

De lambourdes agencées comme une vague cascadant entre les arbres à la possible sonde spatiale reflétant dans son intérieur miroitant des fragments du sous-bois alentour en passant par un monument funéraire inspiré de la Corée du Sud, des travaux marquent durablement la ballade au sein de l’une des expositions de sculptures et installations en extérieur les plus importantes de Suisse.

Chemin en suspension
Rattachée davantage à l’art environnemental, où l’artiste est en dialogue direct avec l’environnement qu’au land art (tendance de l’art contemporain utilisant le cadre et les matériaux de la nature), la native de Seyssel (F) et séxagénaire Mireille Fulpius déploie une partition (Haut bois) de longues et effilées gaffes en épicéa. Laissant voir un intervalle céleste entre, celles-ci elles sont structurées par des câbles métalliques auxquelles sont agrafées ces 400 lambourdes qui scandent le cadre naturel à mi-hauteur de troncs élancés. Ce, sur l’un des sites les plus prisés de la randonnée pédestre à flanc de montagne. Son chemin suspendu est subtilement agité d’un relief de houle. Dotée d’un sens exceptionnel de la mise en espace et de l’accrochage, sa réalisation aux consonances musicales, Haut bois, altère la perception du lieu. La réalisation peut s’identifier à un «marqueur ou révélateur de site». L’œuvre limite, recadre l’illimité de l’endroit où ciel et terre se touchent, ouvrant en lui une profondeur, à la lisière du visible et de l’invisible. Le sentiment de l’espace et la manière d’habiter l’espace qu’Haut bois infléchit ou impose, ouvre sur une source vivante de sensations, d’émotions et d’énergie.

L’artiste souligne utiliser «les bois les plus ordinaires, courants des pays et régions traversés. En Corée, le bambou, dans le Nord de la France, du mélèze. Mais l’essence du bois n’est pas primordiale dans mon travail qui se concentre sur la manière de mettre en œuvre un espace, travaillant à partir de cette donnée sensible qu’est le paysage afin de développer une autre vue sur l’espace vécu. Pour les intervalles, je repère ainsi les endroits pouvant jouer sur l’alternance du plein et du vide, de l’ombre et de la lumière qui filtre à travers les lambourdes en jouant sur les ondulations entre les arbres.» Désireuse de rendre le promeneur plus attentif à l’infinie diversité des spectacles de la forêt, la Française a choisi de travailler directement avec l’arbre, tout en le prolongeant d’un «simulacre», semblant illustrer un modèle emprunté à la nature, celui de rhizome (fait de directions mouvantes et multiples), qui permet au philosophe français Gilles Deleuze d’évoquer l’omniprésence de l’arbre dans la pensée occidentale. La création de cette pièce semble entraîner celle du site, créant ainsi une relation d’appartenance réciproque.

Satellite moussu et miroitant

Le travail de Mireille Fulpius dialogue avec la création signée Alexandre Joly. Après son impressionnante escadrille de kayaks recouverts de plumes de paons et glissant entre les frondaisons pour l’édition 2007 de la Triennale de Môtiers, le Genevois confirme son statut d’artiste suisse le plus inventif dans la mise en regard de la nature se reflétant en une sorte de machine à vision mise en abyme par un habile jeu de glaces réfléchissant l’univers forestier à l’infini. C’est une sculpture que l’on peut appréhender selon plusieurs angles. «Ainsi de loin avec sa peau mêlant humus et mousse, qui le rend légèrement caméléon. De près, on découvre une galaxie miniature intérieure en suspension. Ainsi les petites pierres colorées suspendues au centre de la sculpture sont possiblement des planètes. Hors du temps, la pièce qui se fait manger doucement par la nature, renferme ainsi un trésor, une information que recélerait une sonde spatiale venue du futur ou du passé, on ne sait trop», détaille l’artiste.

Entouré de mousse, et tapissé de huit miroirs rectangulaires, un cylindre forme une percée, une trouée dans l’espace, possible porte entre des univers parallèles ou micro-univers reflétant à l’infini les arbres environnants jusqu’au vertige. «Il y a quelques années, j’ai utilisé des kaléidoscopes pour réaliser des vidéos pour des pièces avec leds et petits haut-parleurs piézo. J’ai toujours été sensible à ces images qui se démultiplient, au jeu des symétries comme au détour de cette image de forêt s’inspirant de posters des années 70 et présentée à Art Genève.» Cette réalisation, Samvada, développait symétries et jeux de miroirs notamment entre le haut forestier qui se retrouvait prolongé dans le bas, pouvant évoquer de loin en loin le kaléidoscope.

Tumulus matrice
«Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celle des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes», écrit l’essayiste allemand Walter Benjamin. Pour son installation Térus, Rachel Maisonneuve, la grande révélation de cette édition de Môtiers Art en plein art, s’est souvenue des stèles de verre réalisées par Emmanuel Saulnier pour Rester-Résister (1994), sculpture étendue de 73 stèles de verre, monument en hommage aux victimes civiles des nazis érigé dans le cimetière désaffecté du village martyr de Vassieux-en-Vercors. De même, la Genevoise souligne dans le verre « sa propriété transparente, vectrice de passage, afin d’explorer ses reflets discrets, son aspect cristallin, son impalpabilité visuelle.»

En sa tombe en demi-sphère où l’on pénètre par une petite porte, l’artiste a installé un ensemble de fragments rectangulaires en verre. Baigné par une subtile composition sonore méditative signée Benjamin Vicq, on découvre un dispositif dépouillé de l’appareil funéraire traditionnel. Le verre assemblé dessine en surplomb d’un possible cratère, des formes abstraites, pure célébration de l’absence, du vide et de notre rapport à un au-delà. Traversés et mis en mouvement par la lumière changeante, fantomatique, immatérielle venue du dehors. «Il s’agit d’un tertre qui recouvre une sépulture collective imaginaire où le visiteur est amené à découvrir son antre… Une invitation à s’immerger sous terre et interroger notre rapport à la mort et à l’au-delà s’il existe. En Corée du Sud, j’ai été touchée par la simplicité et le naturel dont on s’occupe des morts. Encore aujourd’hui leurs tombes s’identifient largement à l’ensemble des tumulus trouvés dans les différentes parties du monde et ce depuis des millénaires, rappelant le retour originel dans le ventre de la mère-terre. C’est à partir de cette croyance que j’ai imaginé l’intérieur du tumulus comme un utérus. Si l’utérus est la matrice de la vie… l’utopie prénatale, le tumulus, lui, accueille le corps mort pour son ultime destination. Début et fin, Térus témoigne de ces deux étapes qui encadrent notre vie», explique la jeune femme.

L’œuvre retrouve un lieu primitif alliant observation et contemplation, cette boîte nue la plus archaïque, primordiale, la grotte. Lieu pour le corps et une invitation vers une errance immatérielle, de vitres en suspension traduisant l’impermanence de la mort. «Partant du dôme, se développe une structure géodésique à 106 faces avec du bois à huit centimètres d’épaisseur participant d’un espace voulu intimiste. L’idée était de recouvrir l’intérieur en le laissant pas les triangulations apparentes. D’où l’utilisation d’un matériau naturel, la toile de jute trempée dans l’argile blanche, le kaolin utilisé pour la porcelaine. Des pigments naturels venus de Turquie y furent mêlés donnant cette couleur fraîche rose peau de bébé. Avec un taux d’humidité constant de 80 %, l’ensemble ne devrait pas sécher afin de garder un côté organique, vivant.»

Térus rappelle en creux que la Corée du Sud détient le taux le plus élevé de suicides parmi les pays de l’OCDE. Chaque jour, près de cinquante personnes mettent fin à leurs jours. Leurs actes désespérés sont le témoignage d’une génération aujourd’hui âgée entre 70 et 91 ans. Précarisée et isolée, elle refuse d’être un fardeau pour la société tout en ne touchant pas de retraites. Cette pandémie de morts volontaires touche désormais les jeunes, broyés par une pression scolaire ou professionnelle. Pour trouver un sens à leur vie, ils sont alors des milliers à se tourner vers des cours de médiation mortuaire visant à les enterrer vivant avant de les libérer. Ou comment apprendre à mourir pour peut-être mieux se reconstruire dans une nouvelle vie.

Môtiers. Art en plein air. Jusqu’au 20 septembre. Rens. : www.artmotiers.ch