Feu sur la Cinémathèque suisse ?

Polémique • La presse alémanique tombe a bras raccourcis sur les responsables romands de la cinémathèque accusés de retarder la numérisation des oeuvres.

La numérisation des films ne doit pas devenir un sujet d'obnubilation pour l'institution basée à Lausanne

Depuis le festival de Locarno d’août dernier, la presse alémanique «influente» (Neue Zürcher Zeitung et Tages Anzeiger) s’est lancée dans des attaques réitérées de la Cinémathèque suisse, de sa gestion et de sa direction. La controverse a été reprise soit telle quelle, soit avec la neutralité d’une presse qui ne fait que répercuter les informations sans les réexaminer et mener sa propre enquête un peu partout dans le pays (Suisse romande, Tessin). De quoi s’agit-il ?

Le casus belli est la publication, sans doute «intéressée», d’un rapport de la commission des finances bernoise sur certains aspects de la gestion de l’institution vaudoise qui faisait quelques réserves relatives à la «transparence» de certaines opérations, notamment de recours à des entreprises sans appel d’offre. Ce type de vérification est usuel et normal dès lors que la Confédération octroie des subsides. Mais elle date de 2013 et elle a déjà donné lieu à des explications de la part du directeur de la CS, Frédéric Maire, des corrections de pratiques approuvées par l’Office fédéral de la Culture, «tutelle» de la Cinémathèque. Ce qui a excité la presse alémanique tient cependant moins à ces questions de gestion et de comptabilité qu’à leurs supposées conséquences : on impute un retard et de l’incompétence en matière de numérisation des fonds et des nouveaux films produits dans le pays. Numérisation ! le mot magique est laché qui fait passer par pertes et profits les missions de conservation et d’archivage de la Cinémathèque laquelle est avant tout à la tête d’une collection de films sur pellicule (en dizaine de milliers de bobines), d’archives «papier» (scénarios, correspondances, ciné-clubs, maisons de production, etc.) qui fait sa richesse, comme les collections comparables de la Cinémathèque française, celle de Vienne, de Moscou ou d’ailleurs.

La technologie numérique, tous les archivistes le savent (une journée d’étude a eu lieu il y a deux ans à Lausanne sur le sujet sous l’égide des Archives cantonales), permet un bond en avant en matière de consultation des fonds, de mise à disposition, d’indexage, d’exploitation. Qu’il s’agisse d’images, de textes ou de tout autres données. Mais la technologie numérique ne résout en rien les problèmes de conservation des supports originaux, lesquels – papier, pellicule photo ou cinéma, bande magnétique, disques, etc. – présentent tous une pérennité supérieure aux supports matériels ou virtuels de leurs transcriptions numériques. Tout le monde peut vérifier par lui-même que cette technologie ne cesse d’évoluer rendant obsolète ce qui se présentait comme le nec plus ultra une année plus tôt (car on multiplie les pixels par millions, améliore la compression) et transformant continuellement les machines et les outils, obligeant les praticiens, les institutions et… les particuliers à renouveler sans cesse tant les appareils que les supports et les « copies ». Il serait donc non seulement périlleux mais criminel de croire et de laisser croire – en particulier les «décideurs» politiques ou administratifs – qu! e la numérisation règle tous les problèmes, notamment de place (on stocke toute une bibliothèque sur un disque dur, mille chansons, mille films sur une clé USB…). Il n’en est rien. D’ailleurs l’industrie hollywoodienne l’a si bien compris que tous les films sont conservés sur pellicule 35mm, y compris ceux qui ont été tournés en numérique. Ce sont là les matrices des éventuelles copies numériques.

Une épopée romande
La hâte qu’on veut mettre à convertir une institution patrimoniale comme la Cinémathèque au tout-numérique (sur le modèle de la désastreuse et coûteuse conversion de toutes les salles de cinéma, la fermeture des laboratoires, la mise au chômage des techniciens concernés) en oubliant qu’il y a, dans les collections de la Cinémathèque, des films sur pellicule non encore identifiés, d’autres dont le support argentique s’altère et qui nécessiteraient d’être restaurés et re-tirés d’urgence non pas sur un fichier numérique mais sur pellicule. Les opérations de numérisation sont coûteuses en personnel et en matériel, elles sont éphémères (on ne cesse de « restaurer» les mêmes titres avec le corrélat d’une nouvelle mise en vente et du redémarrage des droits : Chaplin, Visconti, Hitchcock, Lang, Carné parmi d’autres connaissent ce sort qui éloigne de plus en plus les spectateurs de ce qu’a été le film à l’origine).

Après avoir négligé l’entreprise même d’une cinémathèque quand la Ville de Bâle «lâcha» les Archives suisses du cinéma – créées en 1943 par Georg Schmidt, Peter Bächlin et quelques autres (qui étaient des militants d’extrême-gauche par ailleurs) –, les milieux influents de Suisse alémanique disputent régulièrement et sous tous les prétextes qui se présentent l’implantation de cette institution en Suisse romande où elle fut recueillie en 1948 par Claude Emery, René Favre (deux militants du POP) puis animée et développée par Freddy Buache dès 1951 avec le succès que l’on sait.
Quelles que soient les éventuelles bévues dans la gestion de la Cinémathèque, il convient par conséquent de ne pas perdre de vue l’essentiel. On n’imagine pas qu’on puisse aborder avec une telle légèreté le sort d’un musée d’art ou d’histoire, la Bibliothèque nationale ou telle autre lieu de conservation patrimoniale!