«A la jouissance matérielle capitaliste, il faut opposer une jouissance plus forte, celle d’être»

Interview • Pour Paul Ariès, rédacteur en chef de la revue française «Les Z'indigné(e)s» et théoricien de la décroissance, la gauche serait orpheline d'un grand projet. Dans son dernier ouvrage, il invite à s'inspirer des pratiques et modes de vie des milieux populaires pour en recréer un.

Paul Ariès se définit comme un "objecteur de croissance amoureux du bien vivre".

Paul Ariès se définit comme un «objecteur de croissance amoureux du bien vivre». Objecteur de croissance, car pour lui, il faut rechercher des solutions à la crise sociale, écologique et politique actuelle en dehors de la croissance, rompre avec le capitalisme, mais aussi avec le productivisme. Il nous rappelle ainsi que la planète est assez riche pour permettre à 7 ou 8 milliards d’êtres humains de vivre bien, qu’il suffirait de mobiliser 30 milliards par an pendant 25 ans pour régler le problème de la faim dans le monde, alors que le budget de l’armement à l’échelle mondiale est de 1600 milliards de dollars. L’intellectuel précise toutefois que la décroissance n’est pas un appel à l’austérité ou à se serrer la ceinture, mais la conviction que l’on peut vivre mieux ou «bien vivre».

Votre dernier livre est intitulé «les classes populaires au secours de la planète». Qu’entendez-vous par là?
Si la gauche est aujourd’hui mal en point, c’est que nous avons accepté la conception de la vie bonne qui nous a été imposée par les puissants. Le publicitaire Jacques Séguéla disait:«Ne pas posséder de Rolex à 50 ans, c’est avoir raté sa vie.» J’ai 56 ans, je n’ai pas de montre de luxe, mais c’est parce que je n’en ai pas le désir! Les puissants n’arrivent pas à imaginer que l’on puisse avoir d’autres désirs qu’eux. Quand on regarde concrètement la réalité des milieux populaires, on se rend pourtant compte qu’ils ont d’autres façons de vivre, de penser, et surtout que celles-ci impliquent un bilan écologique bien meilleur. Certains, à gauche, sont convaincus que les milieux populaires ne font qu’imiter les classes dirigeantes. Je pense au contraire qu’il existe encore une part d’autonomie et qu’il faut prendre appui sur cela pour créer un nouveau projet de société.

Pouvez-vous donner un exemple?

Il y en a de nombreux, comme celui du rapport au travail. On sait qu’il va falloir sortir de cette société travailliste, ne serait-ce que parce qu’il n’y aura pas de retour au plein-emploi, et il n’y a rien de pire qu’une société fondée sur le travail, sans travail. Or, qui a lutté historiquement pour développer le temps libre, améliorer les conditions de travail? Ce sont les milieux populaires. On peut aussi donner l’exemple de l’obsolescence programmée: la morale populaire la considère comme une aberration! Les milieux populaires font également parfaitement la différence entre une consommation d’eau normale et une consommation abusive, par exemple pour remplir sa piscine. On peut encore donner l’exemple du rapport au temps. Dans les milieux aisés, on est toujours dans une contrainte d’efficacité, y compris dans les loisirs, avec des enfants qui se retrouvent avec des emplois du temps de cadres dirigeants. Dans les milieux populaires, la caractéristique des loisirs est de prendre, voire perdre son temps. Si la gauche parvient à repolitiser ces thèmes, à renouer avec cette morale et ces pratiques populaires simples, alors nous serons à nouveau capables d’avoir un projet qui donne envie.

Pour vous, il ne s’agit cependant pas de convaincre à coup d’arguments….
Je n’ai effectivement pas foi en une insurrection des consciences, je ne m’adresse pas aux intelligences en pensant «on va convaincre les gens». Je préfère une insurrection des existences. Si on veut changer la société, rompre avec le capitalisme et le productivisme, ce n’est pas dans nos têtes que cela doit se passer, mais cela doit partir d’un «déjà là». Et ce «déjà là», c’est ce qui s’expérimente et s’invente au sein des milieux populaires d’ici et d’ailleurs.

«Seul le désir est révolutionnaire»

Ces milieux ne rêvent-ils pas aussi de consommation?
Bien sûr, les écologistes les montrent d’ailleurs du doigt parce qu’ils ont des voitures polluantes, des logements mal isolés ou sont amoureux des grands écrans plasma. Mais dans les chiffres, ils ont un bien meilleur bilan carbone, y compris que certains écologistes! Il faut les déculpabiliser. On ne changera d’ailleurs pas les choses en culpabilisant les gens, ni en appelant à la responsabilité. Il faut donner envie. Le philosophe Gilles Deleuze disait que «seul le désir est révolutionnaire». A la jouissance matérielle que propose la société capitaliste, il faut opposer une autre forme de jouissance, encore plus forte: une jouissance d’être. Si aujourd’hui on a un taux d’abstention important, c’est parce que nous n’avons plus la capacité à susciter le désir.

Vous dites que les milieux populaires ont un autre rapport au travail, mais la nécessité d’avoir un travail demeure une question centrale…
C’est bien la raison pour laquelle la majorité des objecteurs de croissance défendent un revenu pour tous, même sans emploi, couplé à un revenu maximal autorisé. Nous prônons également la réduction du temps de travail. En France, face à la remise en cause des 35 heures, la CGT vient de lancer un mouvement social en faveur des 32 heures. Avant de travailler plus pour gagner plus, il faut partager l’emploi. Parce qu’il y a un taux de chômage inacceptable, mais aussi pour libérer des dimensions de notre personnalité, pour faire autre chose que travailler! On ne pourra pas se libérer si on ne remet pas en cause la centralité du travail dans nos existences.

Justement, vous déplorez le fait qu’une partie de la gauche soit encore très «productiviste»…
Il y a toujours eu une gauche qui a eu foi en le développement des forces productives, en les techno-sciences. Aujourd’hui elle a du plomb dans l’aile car elle ne peut promettre le mode de vie occidental à 7 ou 8 milliards d’êtres humains. Mais il y a toujours eu d’autres gauches: la lutte des ouvriers contre les machines qui prenaient leur place, l’ouvrage de Paul Lafargue sur «le droit à la paresse», au 19ème siècle, les ouvriers qui souhaitent travailler le moins possible et fêtent la «Saint Lundi», parce que le lundi a l’avantage sur le dimanche que les cabarets restent ouverts, etc… Je fais le pari du retour possible de cette gauche anti-productiviste, à l’heure où, avec les tragédies du stalinisme et de la social-démocratie reconvertie en social-libéralisme, la gauche est orpheline d’un grand projet.

Concrètement, comment s’y prendre?

Il faut notamment changer nos façons de faire de la politique. En finir avec des partis conçus comme des machines de conquête du pouvoir. La gauche doit apprendre à se défaire du pouvoir. Par ailleurs, nous avons développé une conception de la politique à partir de grandes réflexions abstraites. Faire de la politique comme cela, c’est faire de la politique à partir du point de vue des puissants. En Amérique latine ou en Afrique, il n’y a pas de politique sans fêtes! Il faut redévelopper ce qu’au 19ème siècle on appelait des «politiques de l’amitié». La gauche a choisi majoritairement de casser, au 20ème siècle, le mouvement coopératif, le syndicalisme à base multiple, c’est-à-dire à côté de la section syndicale, la coopérative d’achat, la chorale, l’orchestre, parce qu’on considérait que cela détournait du seul grand combat légitime: la conquête du pouvoir central. Il faut reconnaître que l’on s’est trompés.

«Le plus important, c’est le rapport aux copains, aux collègues»

L’idée est de recréer du lien social en somme…

Oui, y compris dans nos organisations. Nous défendons une décroissance matérielle et économique pour les plus riches, mais une croissance en humanité. Et parler de croissance en humanité, c’est un projet politique! Toutes les études le montrent, ce qui est le plus important pour les milieux populaires en termes de conception de la vie bonne, ce sont les rapports humains. Bien sûr, la société pousse à chercher de l’argent parce qu’il en faut pour vivre, mais pour les ouvriers par exemple, le plus important n’est pas le salaire, c’est d’abord le rapport aux copains, aux collègues de travail, et à ce que l’on fait. L’amour du travail bien fait.

En Grèce, on observe de nombreuses initiatives de solidarité de base. Faut-il atteindre ce niveau de crise pour que de tels projets se développent?
Il y a aussi beaucoup d’expériences ailleurs. L’importance du mouvement coopératif, des mutuelles, de l’entraide entre voisins, … Il faut penser la transition même en dehors des situations de crise. Et puis je ne crois plus aux lendemains qui chantent, je veux chanter au présent. Multiplions dès à présent les alternatives, prenons conscience des mille et une révolutions qui existent déjà. Commençons à montrer que ce que l’on propose, c’est la possibilité de vivre bien mieux. Si la gauche choisi ce chemin, l’extrême droite peut aller se rhabiller car elle est fondée sur la peur.

Vous dites «le réquisitoire contre le capitalisme est devenu si lourd qu’il finit par nous assommer», la gauche s’y prend-elle donc mal?
Depuis presque un siècle nous sommes dans la dénonciation de ce qui ne va pas. C’est important, mais quand j’interroge mes étudiants par exemple sur le réchauffement climatique, ils me disent: «On est nés avec ces questions, on n’a rien vu changer donc on n’y croit plus!». A force d’être seulement du côté de la critique, on finit par porter son adversaire sur le dos jusqu’au moment où il vous poignarde. Il faut être du côté de la proposition. Il faut aussi réapprendre à poser des questions de gauche et ne pas se laisser dicter l’agenda de la droite.

Au quotidien, comment appliquez vous vos idées?

Personnellement, j’essaie de travailler le moins possible. D’autres décideront de fuir les supermarchés ou de ne pas avoir de voiture. Mais il ne suffit pas de rester dans cette posture individualiste. Un deuxième niveau de résistance est nécessaire, qui est celui des expérimentations collectives: mouvement coopératif, modes de consommation, d’habitation, presse, médecine ou pédagogie alternatives, etc…., mais là encore, il ne faut pas sous-estimer la capacité de récupération du système. Par exemple l’agriculture biologique est la meilleure chose si c’est la défense d’une agriculture de proximité, mais la pire si c’est l’illusion que l’on puisse consommer bio un produit qui a fait 6000 kilomètres et que l’on trouve dans un supermarché! D’où la nécessité d’un troisième niveau: un nouveau projet politique. Chaque individu ne doit cependant pas forcément être impliqué à tous les niveaux, c’est à chacun de choisir. Il faut que l’on cesse de faire de notre diversité une source de division pour en faire au contraire une richesse!

Paul Ariès, Ecologie et cultures populaires: les modes de vie populaires au secours de la planète, Editions Utopia, 2015.