Et si la Mère Royaume avait plutôt voulu exprimer le ras-le-bol de la population?

Genève • En 1602, l’héroïne genevoise défaisait les savoyards. Aujourd’hui, elle se mobiliserait pour rejeter le néolibéralisme.

En bons calvinistes, les Genevois renoncent à l’égide d’un saint patron, mais honorent chaque année l’exploit par lequel, la nuit du 12 décembre 1602, la Mère-Royaume sauva ses concitoyens. Selon la légende, cette citoyenne se servit de sa marmite, seule arme à sa portée, pour ébouillanter quelques assaillants savoyards et provoquer la panique dans la troupe. Les festivités de la commémoration de l’Escalade suscitent des joutes patriotiques, quantité de courses, cortèges, défilés, un casse-tête pour les Transports publics genevois et un casse-pieds pour leurs usagers, qui incitent peut-être les Genevois à se pencher sur le passé de leur République et à imaginer son avenir.

L’assaillant n’est plus le savoyard!
A l’époque de l’Escalade, Genève accueillait des protestants victimes des guerres de religion. Aujourd’hui, elle reçoit des rescapés des persécutions au Proche et Moyen-Orient. Aujourd’hui comme jadis, la riche Genève demande des sacrifices aux citoyens. A la fin du 16ème siècle, le danger savoyard motivait l’introduction de plusieurs nouvelles taxes indirectes et l’augmentation de celles qui existaient déjà. C’est maintenant «l’équilibre budgétaire» qui doit justifier la suppression de prestations scolaires, l’insuffisance du personnel hospitalier et les coupes dans les dépenses pour la culture. Avec le risque de privatisation de services essentiels pour le quotidien de la population, il serait temps de parler des attaques qui se préparent et d’organiser la résistance. L’assaillant cette fois n’est pas le Savoyard, mais un système perfide mondial. Le néo-libéralisme nous menace ici à Genève et ailleurs en Suisse, et nos voisins français n’en sont pas à l’abri.

Un quotidien de plus en plus dur

Née à Lyon vers 1540, Catherine Cheynel n’eut pas la vie facile. Restée veuve très jeune, elle se maria en deuxièmes noces à Pierre Royaume, graveur d’estampes. Pierre avait sa clientèle, mais les temps devenaient de plus ont plus durs pour les Huguenots. Après le massacre de la nuit de la Saint-Barthélémy en 1572, le couple quitta Lyon et vint s’installer à Genève. Comme de nombreux réfugiés français et italiens l’attestent, on était alors très bien reçu dans cette ville prospère, dont les autorités mettaient à disposition des artisans des locaux pour exercer leurs activités. Pierre, reconverti en graveur de monnaie, put s’installer au Passage de la Monnaie et y loger aussi les siens. Quant à Catherine, elle devait gérer le quotidien et réussir à satisfaire les besoins de ses enfants, une bonne quinzaine.

La vie du couple n’était pas facile, mais en période de paix ils s’en sortaient.
Depuis 1580, quand Charles Emmanuel 1er était devenu duc de Savoie, les Genevois étaient en souci: le duc ne faisait aucun secret de son projet de conquérir leur ville pour en faire sa capitale. Sentant la menace, les autorités de Genève s’efforcèrent de ramener dans un espace défendable toutes les activités nécessaires à la survie de la cité. On regroupa sur une portion étroite des rives du Rhône les installations, qui utilisaient l’eau ou l’énergie du fleuve: le moulin à blé, le moulin à poudre d’artillerie, les tanneries, les pelleteries et les teintureries de draps. Alors qu’ils auraient aussi bien pu exercer leurs activités loin de l’eau, des chaudronniers, couteliers, horlogers et imprimeurs s’obstinèrent à ouvrir leurs boutiques près du port du Molard, pour réduire leurs frais de transport. Dans ces conditions, il fallut utiliser chaque bout de terrain compris entre deux rangées de maisons et y construire des logements, renoncer aux jardins et transformer granges et étables en maisons d’habitation.

Suite au blocus par la Savoie, le quotidien des gens se faisait de plus en plus dur: augmentation des prix, difficultés de s’approvisionner en légumes, en produits laitiers et en viande. En trois décennies, pendant lesquelles affluaient des réfugiés, la ville avait grandi trop vite et atteint les 15’000 habitants. La présence des troupes amies stationnées à ses alentours aggravait la pénurie alimentaire. Faisant fi des interdictions, certains s’estimaient assez malins pour nourrir quelques pourceaux ou faire paître quelques chèvres. Les nuisances provoquées par cet élevage s’ajoutaient aux intoxications dues aux activités d’artisans confinés dans un petit espace. Par ailleurs, la facilité avec laquelle les troupes savoyardes avaient pénétré dans la cité au moyen de simples échelles révéla la mauvaise qualité du travail entrepris depuis six ans. Malgré les impôts collectés, les sacrifices économiques de la population et les corvées accomplies, il s’avéra lors de l’assaut, que certains fossés étaient mal entretenus, notamment celui de la Monnaie, où habitait la famille Royaume.

Le «ras-la-marmite» de la population.

L’hiver 1602 était particulièrement rigoureux: le lac et même le Rhône avaient gelé. Le bois se faisait de plus en plus rare, et quand on en trouvait, on ne savait pas bien où le stocker. Il fallait s’éclairer parcimonieusement, car petit à petit les chandelles étaient devenues des objets de luxe. Dans cette situation, jeter par la fenêtre de la soupe, le seul repas du lendemain, pouvait paraître aussi fou qu’héroïque. En tout cas, le geste exprima aussi merveilleusement le sentiment de ras-le-bol de la population. Car Catherine était lasse comme tant d’autres, des femmes surtout. Elle ne fut pas seule à agir de la sorte. Des femmes jetèrent par la fenêtre de vieilles chaises ou des pieds de table, alors que de les brûler à la cheminée aurait permis de chauffer la maison. Visaient-elles seulement les Savoyards ou était-ce aussi un «concert de casseroles vides» pour protester contre les autorités genevoises?
Et si le 12 décembre nous, mères de familles genevoises, descendions dans les rues pour crier notre désaccord avec les mesures qui visent à démanteler nos services publics?