L’important, c’est que la musique vive

Musique • Le prestigieux chef d’orchestre autrichien Nikolaus Harnoncourt a annoncé mettre un terme à sa carrière. Il a renouvelé l’interprétation de la musique baroque, mais abhorre le fétichisme de l’authenticité.

"Je ne me suis jamais limité à la musique baroque", explique Nikolaus Harnoncourt.

A 86 ans, celui dont le nom exact est Johann Nikolaus comte de La Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt a décidé de mettre fin à sa carrière de chef d’orchestre. Viennois de cœur, il a des origines lorraines par son père et descend directement, par sa mère, de François 1er du Saint-Empire. Grand, mince, le visage extrêmement mobile et expressif, le regard fascinant, il parle musique avec passion. On a voulu le classer comme spécialiste – un mot qu’il déteste – de la musique baroque. Il en a dérouté plus d’un lorsqu’on l’a vu à la tête d’orchestres comme le Concertgebow, Berlin, Vienne (entre autres pour le fameux Concert du Nouvel-An en 2001) ou enregistrer une intégrale des symphonies de Beethoven avec l’Orchestre de Chambre d’Europe; de même lorsqu’il s’est mis à diriger Verdi, Schubert, Schumann, Brahms, Bruckner, Strauss, Dvorak, Bartok, Berg, Berio, mais aussi Offenbach et même Porgy and Bess de Gershwin en 2009!

Harnoncourt n’a rien d’un sectaire et a choisi sa vie durant de tout remettre en question, ne fût-ce que des indications courantes comme alla breve, assai, tenuto, legato: «Je dois repenser chaque interprétation dans l’optique de mon temps et la mesurer à l’œuvre, à ses sources et aux intentions du compositeur. La sonorité originale n’est intéressante que lorsqu’elle me paraît, parmi les nombreuses possibilités dont je dispose, la meilleure pour exécuter telle ou telle musique aujourd’hui.»

L’authenticité, une utopie

«Un orchestre qui jouerait Beethoven ou Schubert sur des instruments “authentiques’’, comme le jouaient les orchestres de l’époque, serait bien sûr l’idéal, mais à mon avis, c’est parfaitement utopique. D’abord parce les musiciens ne pratiquaient alors que ces instruments et n’avaient pas appris d’autres techniques; ensuite parce qu’ils ne jouaient que cette musique, leur musique contemporaine. De plus il faut s’entendre sur le mot authentique: les bons instruments de l’époque, s’ils n’ont pas été modifiés, ont été généralement trop joués pour sonner encore convenablement. On utilise donc des instruments reconstitués qui viennent de différentes manufactures. De toute façon, deux hautboïstes feront sonner très différemment le même hautbois baroque! Sans compter que notre écoute a changé, car nous ne saurions effacer de nos oreilles tout le développement ultérieur de la musique. Je pense qu’il faut choisir l’instrument ou l’orchestre qui répondent le mieux à l’idée que l’on se fait de l’œuvre. L’interprétation est première, et les instruments seconds. Je préfère une interprétation vivante sur un instrument inauthentique qu’une exécution musicologique ennuyeuse. L’important est de donner un sens à l’œuvre, de convaincre.»

L’ennui à l’origine de sa démarche
En fait, Nikolaus Harnoncourt, s’il faisait beaucoup de musique en famille – il joue du violoncelle- ne se destinait pas à une carrière musicale. «J’avais d’autres intérêts: la sculpture, l’architecture, le théâtre, la peinture. Je suis plutôt un visuel. Après mon baccalauréat j’ai pourtant opté pour la musique. Cette décision tardive m’a fait tout naturellement l’aborder d’un autre point de vue historique. Dans les conservatoires, les enfants commencent par travailler Corelli, Vivaldi, parce qu’ils sont faciles. Or je ne pouvais croire qu’une époque qui avait donné des peintres et des sculpteurs si extraordinaires ait produit une musique aussi ennuyeuse; l’ennui n’était certainement pas dans les œuvres, mais dans la façon de les jouer. Voilà pourquoi je me suis occupé de musique baroque. Avec quelques étudiants, nous avons essayé de réaliser ce que j’avais découvert, d’abord sur nos instruments, puis sur des instruments d’époque dont Vienne possède une collection remarquable. Or les possibilités offertes par ces instruments influencent l’interprétation, comme elle a marqué l’écriture et la vision des compositeurs de jadis. On en tire dès lors quelques données importantes sur les articulations, les phrasés, l’équilibre des registres.»

Attendre le moment propice
«Je ne me suis jamais limité à la musique baroque. Quand j’étais jeune, j’ai joué surtout Beethoven, très peu Mozart, beaucoup Schubert, Brahms et Strauss et j’adorais Grieg. Plus tard, devenu chef d’orchestre, j’ai étudié certaines œuvres très longtemps avant de les donner en public. Avec le Concentus Musicus, que j’ai fondé en 1953 et dont ma femme Alice fut longtemps le premier violon solo, nous avons attendu 1957 pour donner nos premiers concerts, puis cinq ou six ans encore avant de programmer Bach. La Missa Solemnis de Beethoven, je l’ai dirigée pour la première fois en 1988 à Hohenems. J’avais 58 ans. Chaque chose en son temps, non pour des raisons chronologiques, mais parce qu’il faut savoir attendre le moment propice, celui où on se sent prêt, où on a les interprètes souhaités.»

Viennois d’abord
Aujourd’hui Nikolaus Harnoncourt met un terme à sa carrière, celle d’un musicien qui s’est toujours senti Viennois. «Or Vienne – seul un Viennois peut dire cela – on l’aime et on la hait. Toute son atmosphère est équivoque. C’est comme un humus en fermentation, terrible et attirant, d’où surgissent des idées et une incroyable créativité. Je crois que cet humus fut une composante importante pour Beethoven. Mais plus encore pour Schubert, dont il m’est difficile de parler, car chez lui dominent les raisons du cœur. Il y a deux compositeurs vraiment viennois, Schubert et Johann Strauss. Les deux sont terriblement tristes. Schubert, c’est la tristesse avec un sourire. Strauss, c’est le sourire à travers des larmes amères. Pour moi, les deux trios de Schubert, surtout celui en mi bémol, c’est sacré.»