Le Richistan toujours plus coupé du monde

Inégalités • Dans une étude divulguée lundi dernier, Oxfam dresse un bilan ravageur de l’explosion de l’injustice sociale à l’échelle planétaire. Une poignée d’ultra-fortunés détient autant de richesses que la moitié de l’humanité. (Paru dans l'Humanité)

Par Thomas Lemahieu, paru dans l’Humanité

A quelques jours des libations occasionnées par la noce annuelle des grandes puissances financières et politiques à Davos, Oxfam jette un gros pavé dans ce marigot. Dans un rapport rendu public ce lundi et intitulé «Une économie au service du 1%», l’ONG, spécialisée dans la lutte contre la pauvreté et pour la justice sociale, s’indigne de l’explosion des inégalités à l’échelle de la planète. Selon ses calculs, en 2015, 62 individus détiennent à eux seuls des richesses équivalant à celles des 3,5 milliards de personnes les plus pauvres, alors qu’il y a cinq ans les ultra-riches pesant autant que la moitié de l’humanité étaient encore 388. Entre 2010 et aujourd’hui, la fortune de ces 62 privilégiés, estimée à 1 760 milliards de dollars, a augmenté de 542 milliards de dollars (+ 44%), quand la moitié la plus pauvre de l’humanité a vu, elle, ses ressources diminuer de plus de mille milliards de dollars (- 41%). En élargissant un peu la focale, Oxfam s’appuie sur des données contenues dans une étude du Crédit Suisse révélant que les 1% des plus riches ont désormais accumulé plus de richesses que le reste de la population mondiale. Depuis le début du siècle, la moitié la plus pauvre de l’humanité n’a bénéficié que de 1% de l’augmentation totale des richesses, alors que les 1% les plus riches se sont accaparés la moitié de cette augmentation.

Au cœur du dispositif, les paradis fiscaux
A partir de ces chiffres, Oxfam se livre à un réquisitoire contre un «modèle économique fortement biaisé» en faveur des plus fortunés. «En lieu et place du ruissellement attendu sur les couches inférieures de la population, les revenus et les richesses sont aspirées à un rythme alarmant par cette élite», écrit l’ONG. Au cœur du dispositif, les paradis fiscaux – les Bermudes, les îles Caïmans, Singapour, Panama, la Suisse, mais aussi le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas et Jersey sont particulièrement mis en avant – garantissent que l’argent ainsi détourné reste hors de portée des Etats et des citoyens ordinaires. D’après une estimation de l’économiste Gabriel Zucman, reprise par Oxfam, 7’600 milliards de dollars, soit plus que les PIB de l’Allemagne et du Royaume-Uni additionnés, sont déposés sur des comptes offshore par des particuliers. L’ONG dénonce également le boom des pratiques d’optimisation fiscale inventées par les gestionnaires de patrimoine qui, dans la mondialisation financière, sont comme des poissons dans l’eau. «Seules les entreprises et les particuliers les plus fortunés – à savoir ceux qui devraient payer le plus d’impôts – ont les moyens de recourir à ces services et à ce maillage international pour éviter de payer ce qui est dû», relève Oxfam. «Cela pousse indirectement les Etats qui ne sont pas des paradis fiscaux à alléger leur fiscalité sur les entreprises et sur les particuliers fortunés et ainsi à s’embarquer dans un implacable «nivellement par le bas».

L’assiette fiscale diminue du fait de cette optimisation généralisée, et ce sont les budgets des gouvernements qui en subissent les effets, engendrant des coupures dans les services publics de première nécessité. Les gouvernements se tournent donc de plus en plus vers l’imposition indirecte, comme la TVA, qui affecte de manière disproportionnée les plus pauvres.

L’optimisation fiscale est un phénomène qui empire rapidement.»
Toute cette ingénierie purement financière ne produit aucune richesse réelle pour la collectivité, mais, pire encore, accuse l’ONG, elle fragilise énormément les États qui n’ont pas les ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté et protéger les services publics les plus élémentaires. Selon Oxfam, «près d’un tiers de la fortune des riches Africains, soit 500 milliards de dollars, est placé sur des comptes offshore dans des paradis fiscaux. On estime que cela représente un manque à gagner fiscal de 14 milliards de dollars par an pour les pays africains. Cette somme couvrirait à elle seule les soins de santé susceptibles de sauver la vie de 4 millions d’enfants et permettrait d’employer suffisamment d’enseignants pour pouvoir scolariser tous les enfants africains». Au-delà des revendications sur les salaires décents et sur la fin du transfert des richesses produites vers le capital, Oxfam International, dont la directrice générale Winnie Byanyima sera présente à Davos, appelle en priorité les dirigeants mondiaux à «s’entendre sur une approche globale pour éradiquer les paradis fiscaux». Maintenant que le fameux slogan du mouvement Occupy Wall Street – «Nous sommes les 99%» – est rattrapé par la réalité, il est plus que temps d’agir.