Algérie : la décennie noire oubliée vue par l’intime

CINEMA. FIFOG. • «Maintenant ils peuvent venir» aborde les années sombres de l’histoire algérienne récente. Entretien avec son réalisateur, Salem Brahami.

"Maintenant ils peuvent venir". Une famille algérienne en état de siège.

Premier long métrage de fiction basé sur des faits historiques réels du réalisateur algérien installé en France, Salem Brahimi, Maintenant ils peuvent venir explore, par situations successives, la décennie noire (1991-2002). Celle, sanglante et irrésolue à ce jour tant au plan de la justice que de la mémoire et de l’histoire, de la guerre civile entre Islamistes, police et armée algériennes. Elle couta la vie à quelques 100 à 200’000 personnes. Produit notamment par le cinéaste Costa-Gavras bien connu pour ses thrillers politiques (Z, L’Aveu, Etat de siège et Missing), le film a connu de grandes difficultés de diffusion et de sortie en France, tant son sujet suscite à la fois indifférence et réticences.

Le couple et l’histoire

La caméra suit les destins croisés de Nouredine (Amazigh Kateb) cadre dans une entreprise qui sera fermée notamment en raison de la crise économique et de la politique du FMI et Yasmina (Rachida Brakni), qui tente d’échapper au joug  patriarcal de sa famille d’origine. Ce sont les effets collatéraux d’une guerre civile intérieure oubliée, refoulée de la mémoire collective et de l’histoire qui sont donnés ici à arpenter. Comment entrer dans ce lent et irrépressible mouvement de montée de la violence ? Comment vivre la peur, partager la haine, sentir l’étau se resserrer, inexorablement ? Comment préserver sa part d’humanité et aimer encore en des temps de mort annoncée ?

Douceur, intériorité et inquiétude dessinent finalement le paysage du dernier voyage d’un père et de sa fille en forme de conte cruel. Le périlleux périple se fracassera dans une rencontre nocturne inopinée avec un groupe islamiste armé d’Antar Zoubir qui supplicie la population avant de faire de Nouredine, un témoin, un Messager, comme dans la tragédie grecque, de l’horreur vécue qui minera toute sa vie.

Le choix des acteurs principaux apparait d’une grande intelligence. Le chanteur et compositeur Amazigh Kateb est le fils de Kateb Yacine. Ce dernier, romancier et dramaturge visionnaire est considéré, grâce à son roman Nedjma, comme le fondateur de la littérature algérienne moderne. Poète rebelle, Yacine demeure un symbole de la révolte contre toutes les formes d’injustice.

Rachida Brakni, elle, est la première comédienne de parents algériens admise au sein de la troupe de la Comédie française. César du meilleur espoir féminin pour son rôle dans Chaos de Coline Serreau, elle s’est aussi fait connaître dans des films parfois radicaux où elle joue bénévolement, tel Les Mouvements du bassin réalisé par le performeur et cinéaste de films de genre, HPG. Compositrice et chanteuse passant les mots de son époux, Eric Cantona, cette comédienne caméléon d’une grande intensité est aussi à l’aise dans les rôles d’héroïnes classiques (Shakespeare, Sophocle, Corneille, Hugo) que dans les univers tourmentés de Henning Mankell (Ténèbres) ou Ingmar Bergman (Sonate d’automne).

 

Entretien avec le cinéaste algérien exilé en France, Salem Brahimi.

 

Quelle est la démarche du film ?

Salem Brahimi : La décennie noire de violences qu’ a connu l’Algérie dans les années 90 est une réalité refoulée qui est abordée par le prisme de l’intime et de la réalité humaine. Il y a eu la rencontre amoureuse avec le roman Maintenant ils peuvent venir d’Arezski Melal. C’est une histoire familiale à hauteur d’homme mais qui est balafrée, poignardée par l’Histoire.

 

Saadi Gacem écrit le 20 novembre 2015 dans Libération un article, «Alger, Beyrouth, Paris… La décennie noire vit toujours» : «Oui tout me replonge dans ces années noires mais une différence existe, la solitude, cette terrible solitude dans laquelle l’Algérie et les Algériens se sont retrouvés. En plus de cette solitude, l’isolement, la mise en quarantaine, sous embargo. On nous montrait du doigt comme des assassins, tous terroristes, tous les Algériens vus comme de potentiels meurtriers. Il nous fallait avoir honte.» C’est aussi la solitude du personnage principal du film que vous arpentez.

La période est marquée par cette peur inscrite dans la vie quotidienne au cœur d’un isolement tragique de l’Algérie d’alors auquel le monde était sourd. Pas simplement à la douleur et à la mort. Mais aussi à ce que tout les Algériens pouvaient dire.

Développée à l’époque, l’idée du «Qui tue qui ?» me parait toujours aujourd’hui dangereuse et désagréable. Ainsi l’approche met-elle tout le monde dos à dos, suggérant que les assassins sont partout. Terroristes ou armée perpétueraient les mêmes crimes. Cette idée participe, à mon sens, de l’isolation des Algériens, leur enlevant toute personnalité, les déshumanisant.

La période de violence, terrorisme et barbarie que le film décrit correspond bien à une isolation totale. Le monde était indifférent au fait que les Algériens mourraient chaque jour. Si on avait laissé le processus électoral interrompu de décembre 1991 aller à son terme, ce sont  les visées du Front islamique du salut (FIS) qui se seraient concrétisées. Or pour le FIS, une fois les élections advenues une fois, il n’y en aurait plus, tant la loi de Dieu s’appliquerait alors au sein d’une République islamique. Et pouvant obtenir la majorité des deux tiers à l’Assemblée, le FIS pouvait changer la Constitution pour l’avènement d’une République islamique gouvernée selon la charia la plus rétrograde à deux heures d’avion à Paris.

 

Jeudi 26 décembre 1991. Ce jour-là, au premier tour des premières élections législatives pluralistes qu’a connu l’Algérie depuis l’indépendance, le Front islamique du salut (FIS, aujourd’hui dissous) rafle la mise. Il obtient 188 sièges (47,4% des voix) contre 25 pour le Front des forces socialistes (FFS) et 15 pour l’ex-parti unique, le Front de libération nationale (FLN). Le 11 janvier 1992, le président Chadli Bendjedid, acculé par l’armée, est forcé de démissionner. Le scrutin est annulé. Les violences ont déjà alors débuté. Une nuit cauchemardesque tombe sur l’Algérie.

Il y a dans le film notamment ce qui se joue entre décembre 91 et janvier 92, lorsque le processus électoral est arrêté. Comme citoyen, je pense, en mon âme et conscience, que cette décision était sans doute la seule à prendre. Mais j’ai encore des doutes jusqu’à ce jour. N’aurait-il pas fallu maintenir le processus, vu le prix payé depuis ? Comme homme, citoyen et cinéaste, il me faut néanmoins choisir et prendre position. Soit soutenir la nécessité de cette interruption du processus électoral.

Elément structurant de la vie politique et étatique algérienne, l’armée a été l’agent de cette interruption. Or les premières manifestations de rue prônant la fin des élections sont menées par des Associations de femmes, les Communistes et les Syndicalistes. Ce sont néanmoins les premiers à souffrir de l’échec de l’Etat FLN et de l’incompétence du pouvoir. Que l’on songe au Code de la Famille dans les années 80, faisant des femmes des mineures permanentes, dépendantes de l’approbation d’un mari ou d’un père. Ces femmes progressistes et les associations féministes étaient les premières à en vouloir au pouvoir. Mais elles avancèrent que mieux valait l’Etat FLN corrompu et incompétent que les Islamistes.

Dans le film, ce contexte historique est en pointillés, tant l’intérêt est de suivre les personnages tout en donnant certaines clefs. Factuellement, les violences ont débuté après le 11 janvier 1992 alors que le FIS gagne à la loyale et qu’on lui vole sa victoire. C’est un déclencheur important sur base de frustration.

Lors du déjeuner entre Nouredine et son ami syndicaliste Salah alors que son mariage bat de l’aile et qu’il envisage de quitter son épouse, les infos radiophoniques diffusées dans le film  correspondent au 26 novembre 1991. Elles affirment que le poste frontière de Guemar a été attaqué par des terroristes (membre de l’organisation qui prendra plus tard le nom d’AIS et déclenchait son «djhad» sous l’intitulé de Mouvement islamique armé, ndr) qui se trouvent être des Islamistes. Ce avant même le premier tour. Le militant communiste Salah qui sera décapité par les Islamistes radicaux, le commente en lâchant : «Nos Islamistes sont revenus d’Afghanistan». Ce qui se déroule dans cette attaque est un message clair à l’Etat et au peuple : «Par les urnes ou par le sang, nous aurons le pouvoir.»

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Maintenant ils peuvent venir. Festival International du Film Oriental (FIFOG),
Genève. Rens. : www.fifog.com