De l’usage chorégraphique de Noam Chomsky

DANSE THÉÂTRE • « Fractus V » de Sidi Larbi Cherkaoui interroge les violences faites au corps, comme en écho aux attentats en France et Belgique ainsi qu’au formatage de notre comportement mis en lumière par la grande figure de la contre-culture américaine, Noam Chomsky.

Signée par le chorégraphe belgo-marocain Sidi Larbi Cherkaoui, Fractus V, dont le titre évoque les nuages en formation ou en décomposition, a pris rendez-vous avec l’histoire. Cette pièce chorégraphique aux tournures de sacrifice contemporain dresse la carte des blessures intimes d’êtres travaillés par la violence. D’où d’impressionnants tableaux scéniques  évoquant, sur fond de sirènes d’ambulances déchirant l’air, l’exécution continue à deux pistolets d’un corps qui ne cesse de se relever, à la fois ductile, malléable et résistant. Plus loin, on découvre la soumission face à un leader sectaire et terroriste giflant les danseurs agenouillés suppliant la figure tyrannique dans un ralenti digne du cinéma burlesque.

Voyez aussi la formation collective à cinq danseurs aux anatomies agrégées d’une sculpture humaine en mouvement rappelant Kali, qui, dans l’hindouisme, est la déesse de la préservation, de la transformation et de la destruction. Ou une forme terrifiante de divinité khmère représentant le pouvoir destructeur du temps. Pour une danse existentielle qui structure et déstructure les anatomies s’enroulant sur elles-mêmes.

Voix des « Pères » de la contre-culture

En voix off ou passés en direct par le chorégraphe des textes essentiels. Les écrits de l’Américain Alan Wilson Watts (1915-1973). Philosophe, écrivain, conférencier et expert en religion comparée, il aborde de sujets comme l’identité individuelle, la véritable nature des choses, la conscience et la recherche du bonheur. Dans ses ouvrages, il se base sur la connaissance scientifique et sur l’enseignement des religions et des philosophies d’Orient et d’Occident, du bouddhisme zen au christianisme en passant par le taoïsme et l’hindouisme. Son message libertaire de philosophe spirituel et son interprétation des philosophies asiatiques l’ont rendu célèbre et il est l’un des personnages du roman culte de la Beat Generation de Kerouac, Les Clochards célestes. «Une société fondée sur la quête de la sécurité n’est rien d’autre qu’une compétition de rétention de respiration, dans laquelle chacun est aussi tendu qu’un tambour et aussi rouge comme une betterave», écrit en 1953 Alan W. Watts dans Eloge de l’insécurité. Des propos qui résonnent d’une manière singulièrement brûlante dans la France sous état d’urgence où tourne Fractus V après son passage en Suisse et Château Rouge Annemasse. Sur la scène, on entend des propos du philosophe invitant à se taire pour simplement écouter la parole des autres.

Il y a aussi les réflexions d’un monument vivant de la contre-culture, le linguiste et philosophe de 87 ans Noam Chomsky. Une parole fondamentale pour le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Une voix irréductible, solitaire, qui résiste face aux déferlantes médiatiques et d’informations impensées. Un penseur radical qui a toujours décortiqué, comme antidote contre les fausses évidences, les mécanismes de la société de marché, la fabrication du consentement, l’économie invisible, les centres de pouvoir. Au plateau de Fractus V, on le retrouve à travers ses mots et une mimographie spécifique. Ainsi  la reprise par la main du danseur Sidi Larbi Cherkaoui des images héraldiques de la paume ouverte qui arrête le flux, du poing levé ou du doigt d’honneur.

Et donc quelque chose des «cours d’autodéfense intellectuelle» que l’éternel dissident Noam Chomsky transmet en donnant des clés permettant de se prémunir contre toute manipulation. «Une tâche qui incombe à tout un chacun» selon le linguiste soulignant que «le rôle des intellectuels – et cela depuis des milliers d’années – consiste à faire en sorte que les gens soient passifs, obéissants, ignorants et programmés… Bien entendu, il y a des exceptions. Mais l’observation reste valable, en général.» Il ajoute qu’ «une expression comme « fabriquer le consentement » n’est pas de moi. Je l’ai empruntée à Walter Lippmann, la personnalité la plus marquante du journalisme américain, au XXe siècle, qui était aussi un esprit progressiste. Dès les années 20, il a attiré l’attention sur des techniques de propagande pour contrôler les masses et fabriquer du consentement.»

Tissage chorégraphique et musical

A l’instar d’autres pièces de Cherkaoui (Foi, Babel ou Puz/zle), les énergies débondées sur scène finissent par se lier. Les interprètes se manipulent les uns les autres, s’échangent leurs gestes, créant une forme d’hybride ou de chimère chorégraphique. Ils expriment leurs désirs de manipulation ou leur soumission forcée, leurs pulsions, leur volonté à travers une corporalité actionnée entre plusieurs genres. La danse théâtre, le langage signé, le hip-hop qui déstructure le corps, le flamenco qui l’arrête dans un mouvement d’oiseau pétrifié, fusionné dans une danse d’une extrême corporalité.

Progressivement, les danseurs forment un grand organisme polymorphe, palimpseste où viennent s’inscrire postures et penchants contradictoires, mais qui respire à l’unisson sous une atmosphère musicale oscillant entre chant religieux polyphonique, effluves rythmées coréennes, japonaises, africaines et électro contemporaines. Parlant de Babel qui sera repris cet été dans le Cour d’Honneur du Palais des Papes au Festival d’Avignon, la critique française Rosita Boisseau a précisément dépeint ce qui fait, pour partie, la grammaire chorégraphique transculturelle de Sidi Larbi Cherkaoui : «une danse vigoureuse, énervée par de multiples contrariétés qui déboussolent l’identité. En groupe, à travers des vagues de foules ou en duos, le mouvement est poussé à bout avec virulence.»

Au fil de ses créations, dont Loin en 2008 pour le genevois Ballet du Grand Théâtre, le chorégraphe a toujours su tuiler les arts traditionnels ou de rues d’ici et d’ailleurs, composant un univers baroque traversé de questionnements sans âges: la finitude, l’altérité, l’identité, la violence face au tandem sacré-profane. Artisan d’une danse physique fluide empreinte d’une infinie souplesse, mais aussi dramatique et théâtrale, l’artiste belgo-marocain est l’un des plus pertinents sismographes des états de corps contemporains. Rencontre.

 

Au départ, il y a une courte pièce intitulée Fractus. Un trio qui s’inspirait notamment de textes signés Noam Chomsky sur la propagande politique.  Parlez-nous de cette première pièce et du passage à Fractus V avec cinq danseurs et quatre musiciens.

Invité aux 40 ans du Tanztheather de Wuppertal fondé par la chorégraphe Pina Bausch (1940-2009), figure emblématique de la danse théâtre, j’y ai créé avec des danseurs de ma génération quarantenaire le trio Fractus né du simple désir de ne pas être seul, de m’exprimer à travers le rapport que je peux avoir aux autres ainsi que de mêler des expressions et grammaires dansées d’ici et d’ailleurs. C’est une courte pièce imaginée comme une forme d’ode au Tanztheater,  fondant la chorégraphie sur le rapport entre théâtre et danse. Une manière d’associer la danse au théâtre et à la performance artistique. «Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la manière dont les gens se meuvent, mais ce qui les émeut», disait Pina Bausch.

Par quasi réaction chimique, le chorégraphe que je suis ainsi que d’autres artistes belges à l’image d’Alain Platel et Anne Teresa de Keersmaeker ont été marqué par le travail de Pina Bausch. D’où le désir de poursuivre et prolonger cette tradition du «théâtre dansé», en travaillant comme une seule unité la danse, la théâtralité et la musique maraudant entre les cultures et interprétée live. Ce en développant la possibilité de voyager d’une expression scénique à l’autre. J’en suis ainsi venu au langage et à la liberté d’expression présente dans le monde et en Belgique, lorsque l’on parle notamment du français et du flamand et du rapport entre ces langues. Une dimension déjà abordée aux côtés chorégraphe Damien Jalet lors d’une précédente pièce, Babel, qui explore les différentes langues et la manière dont elles se relient les unes aux autres.

Le spectacle cite les écrits de Noam Chomsky.

L’interrogation de base est : quelles sont nos droits de dire et de penser ? Et de quelle manière nous sommes manipulés par notre entourage pour peut-être ne pas penser et dire certaines choses. La notion de liberté de pensée et d’expression m’a emmené chez Noam Chomsky, un linguiste et philosophe intègre que j’admire beaucoup. En suivant ses discours, j’ai été happé par certains constats. Entre autres, que chaque système politique créé des failles. Et à cause d’elles, des victimes d’un système social sont créées dans nos sociétés qui peuvent être les Noirs, les Musulmans, les femmes, les gays… Le philosophe américain suggère que chaque système politique doit avoir en lui des protections dédiées aux plus fragiles et moins favorisés pour s’occuper des victimes. Des idées si nécessaires avec ce qui se passe actuellement notamment avec les réfugiés.

Tout cela je voulais aussi l’aborder d’une manière physique en travaillant avec un danseur de flamenco, un danseur de hip-hop et un artiste venant du cirque avec des parcours en mouvement très différents. Ainsi la danse de Fractus V va-t-elle dans un côté plus tribal, s’imprégnant de ces multiples influences sans frontières. Chaque culture est en constante métamorphose, baignée de multiples influences, ce que souligne aussi cette création. Les frontières géographiques mises en place par les Etats-nations sont évidemment des choix sociaux et politiques. Naturelle, la danse se joue de ses limites territoriales. J’aime ainsi aller au-delà des contours, favorisant dialogue, partage et échange. C’est cette liberté-là que je cherche comme danseur et chorégraphe : pouvoir aller au-delà des définitions identitaires, de nouveaux styles que ne permettent pas certaines combinaisons.

Vous débutez et finissez par un chant à plusieurs voix, comme une respiration.

Le chant initial est d’origine corse. C’est un Sanctus (cantique de liturgie céleste) comprenant un Hosanna. J’ai beaucoup travaillé avec A Filetta, l’un des groupes phares du chant polyphonique dans l’île de Beauté. Il se caractérise par une inventivité renouvelée, une interprétation exigeante, limpide à l’amplitude finement ciselée et modulée. Qu’il soit italien, latin, corse ou géorgien, ce chant polyphonique fait intimement partie de mon univers créatif depuis le début des années 2000.

S’il est une forme d’appel à l’aide, ce chant demande surtout que l’on se sauve de nous-mêmes. Il faut ainsi prendre le temps d’être en deuil notamment face aux attentats. Mais aussi de se sauver de ses propres souffrances et imaginer une sortie émotionnelle collective que l’on trouvera tous ensemble. Ainsi dans la polyphonie, chaque voix compte et a une importance.

L’ultime chant est un Adieu Paure qui vient du Sud de la France. Il se chante traditionnellement à la fin du Carnaval, une forme de bombance et de «décadence» et au seuil du jeûne, un moment nettement plus épuré correspondant à un temps plus apaisé consacré à la réflexion. Ce final permet de dissoudre le collectif en ayant un danseur qui sort après l’autre. Petit à petit, le vide s’installe. Mais c’est un vide progressif qui s’instaure. Ce processus se déroule de manière organique sur une temporalité étendue.

Chez vous, chaque interprète, chaque individu peut accéder au rang de symbole. Avec sa barbe de hipster, ses évolutions de hip-hopper allemand Patrick «TwoFace» Williams déstructuré et son attitude menaçante et brutale faisant songer à un clip de propagande pour «Charia for Belgium», organisation projihadiste aujourd’hui dissoute.

C’est un hip-hopper d’un talent extrême doté d’un esprit magnifique faisant de lui une très belle personne. Avec lui, nous avons partagé une passion pour l’humain et le rythme. Sa présence physique recèle effectivement des éléments incroyablement ambigus, comme le collage de plusieurs images. Cette grande barbe peut ainsi lui donner l’aspect d’un Mufti arabe. Comme danseur et acteur, nous devons pouvoir incarner des catégories archétypales, le Bien, le Mal.

Jouer et danser à être ici un Dieu, là un mendiant, petite fille ou femme fatale. Il est important que les interprètes aient la capacité de se transformer et de se présenter, s’incarner sur plusieurs niveaux. Au fil des improvisations qui ont mené à la pièce Fractus V,  Patrick s’est vite affirmé comme le Méchant ou le corps tyrannique sous tous ses aspects. C’est un clin d’oeil au passé tragique, complexe et problématique de l’Allemagne hitlérienne que pointe aussi le texte entendu sur le plateau à propos de la propagande. Mais aussi des lignes que l’on peut tracer avec d’autres formes de tyrannie qui agissent aujourd’hui, tels l’Etat islamique suscitant un rapport de peur extrême partagé par tous et surtout les Musulmans.

Comment déconstruire l’image et les réalités qui créent ses actes barbares ? Au-delà de la peur, il faut aller dans la compréhension et l’analyse de situations d’oppression complexes notamment. J’ai essayé d’en décortiquer certaines dimensions en privilégiant la représentation des choses. Car pendant le temps de la représentation, peut se développer une autre manière de voir et réfléchir. D’où cette scène d’exécution d’un homme reprise en boucle qui peut notamment entrer en dialogue avec les meurtres de masse au Bataclan. Or cette scène de Fractus V a été créée en août 2015 entre les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes et ceux du Bataclan ainsi que des terrasses de cafés et restaurants parisiens. La scène démarre comme un mauvais film hollywoodien en slow motion (ralenti) pour devenir un drame porteur de sens et d’une relation intense, douloureuse et possiblement résiliente au réel.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Fractus V. Renseignements : www.east-man.be
Babel. Festival d’Avignon: Rens.: www.festival-avignon.com