Les icônes humanistes et rebelles d’Oksana Shachko

Exposition • Entre révolution et tradition, l’ex-cofondatrice des Femen ukrainiennes est l’héritière du meilleur de l’iconographie russe - Andreï Roublev et Dionysos en tête. Mais le message est tout autre.

Icône d'Oksana Shachko. oeuvre sans titre inspirée de « La Pêche miraculeuse » dans l'Evangile selon saint Luc et des migrants qui se noient en Méditerranée.

Souvenez-vous: les images de l’artiste en action ont fait le tour du monde de 2008 à 2014. Avec son torse nu barré de slogans percutants et brandissant les leitmotivs cinglants du mouvement Femen, Oksana Shachko a jeté son corps dans la bataille pour la condition de la femme et contre les discriminations, la corruption, la prostitution, la pauvreté, les dictatures et le diktat des religieux au sein de sociétés patriarcales, comme le relate le pertinent documentaire du cinéaste chaux-de-fonnier Alain Margot, Je suis Femen.

Du haut de ses 29 printemps aujourd’hui, elle fut l’artiste du mouvement Femen, devenu un phénomène en Ukraine puis en Europe en organisant des actions de protestation seins nus pour dénoncer notamment les inégalités économiques et sociales. Jusqu’à son arrêt brutal par les autorités ukrainiennes à l’été 2013 et son déclin en Europe après six ans d’activisme souvent brutalement réprimé.

Autres sens et vérité du monde

En prolongement à cet engagement, ses icônes allient beauté et finesse sans commune mesure. Réalisées sur bois de tilleul et exposées dans une scénographie épurée à la parisienne Galerie Mansart sous l’intitulé Iconoclaste, elles participent du souhait que toute œuvre doit porter un message politique et social. «Si mes icônes recèlent une forme de protestation, contestation voire subversion, je ne souhaite pas leur donner un caractère agressif dans ce qu’elles peuvent révéler, dénoncer ou interroger», souligne l’artiste en entretien. Son approche rejoint étrangement ce qu’avance Eugène Troubetzkoï dans Réflexion par les couleurs: «Les peintres d’icônes russes de l’ancienne Russie, avec une clarté et une force étonnantes, ont incarné dans leurs images et leurs couleurs ce qui remplissait leur âme: la vision d’une autre vérité de la vie et d’un autre sens du monde.»

Si son travail pictural sur toiles, banderoles ou plus éphémères à même la peau humaine lors des protestions publiques Femen, reste volontiers marqué par Modigliani, Ensor ou Delacroix, sa peinture d’icônes est traversée par le souvenir des grands maîtres de cet art, dont Andreï Roublev, moine errant et peintre d’icônes de la pré-Renaissance russe considéré comme le Michel-Ange médiéval russe, et celui de la Renaissance italienne (Cimabue, Fra Angelico). «Mon travail artistique vient profondément d’une part très intime de ma vie et de mon expérience. Il constitue une représentation de mes pensées et opinions sur des situations et réalités de ce monde», souligne l’artiste.

En mars 2013, elle explique dans l’ouvrage Femen: «Le véritable art, c’est la révolution. C’est cet art-là qui réveille les gens et les pousse à réfléchir sur leur sort et celui du monde». La même année, l’Etat ukrainien dirigé par Viktor Yanoukovitch (destitué lors de la Révolution ukrainienne de février 2014 menée afin notamment de tenter d’endiguer la corruption et la criminalité) lance une procédure juridique pour terrorisme contre les Femen et orchestre une mise en scène en plaçant des armes dans un de leurs ateliers. Suite au procès contre le groupe et la fermeture de leur bureau à Kiev, Oksana Shachko est contrainte de demander l’asile politique à l’Ambassade de France en Ukraine et s’exile à Paris avec deux autres ex-Femen aujourd’hui, Iana Zhdanova et Sacha Shevchenko.

Elle y vit depuis la mi-2013 dans une grande précarité, tout en ayant quitté en 2014 le mouvement qu’elle déclare sur sa fin, sous son appellation de Femen France, dirigé par Inna Chevtchenko, pour cause de profondes divergences. De Modigliani en parlant de son approche, elle a sans doute retenu ce propos : «D’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même». La peinture d’icônes, elle, semble aussi contribuer à faire barrage à la dislocation intime et la perte de repères qu’elle traverse, à l’image de nombreux réfugiés politiques.

D’une beauté et d’une finesse sans commune mesure, son travail est empreint d’une maîtrise formelle impressionnante se déployant au cœur de cette ascèse intime et spirituelle qu’est l’art de l’icône à la feuille d’or qui voit l’artiste s’immerger en apnée dans la création des semaines durant. Avec un second degré assumé et une pertinence jamais démentie, cette native de Khmelnitski évoque ses luttes et convictions, ses histoires de regard sur les êtres et la nature aussi.

De l’art iconographique, elle a retenu outre une déclinaison révolutionnaire, un versant sans doute plus «miraculeux» attribuant aux icônes le pouvoir de vaincre les armées ennemies et de libérer les villes assiégées. En ancienne activiste consciente des pouvoirs de l’image sur le regardeur, elle privilégie la perspective inversée propre à l’expression iconique (contrairement à la perspective centrale, courante depuis la Renaissance). Le point de fuite se trouve alors souvent à l’extérieur du tableau et dans le spectateur qui reçoit le message de celui-ci alors que la lumière émane de l’icône elle-même.

Détournement de thèmes iconiques

Retiré de son contexte cosmique et du symbole de l’alliance entre Dieu et l’homme, il y a l’arc-en-ciel repris de la tradition mais placé comme signe célébrant la diversité LGBT (Lesbienne, gay, bi et trans) que l’Eglise, notamment catholique, s’acharne à ne pas voir et reconnaître selon Oksana Shachko. Buste et visage peints aux couleurs de l’arc-en-ciel à la manière des Fauves ou des Nabis, la jeune femme a ainsi participé au happening Femen lors de la manifestation en faveur du mariage pour tous le 16 décembre 2012 à Paris. L’arc-en ciel de son icône, lui, auréole la représentation d’un cavalier qui conjugue deux sources : l’Archange Michel en chevalier de l’Apocalypse (Russie, fin 18e s.) de Novgorod, et Saint Georges, grand martyr et nicéphore (porteur de la victoire) terrassant le dragon (Russie, deuxième moitié du 15e s.) et dont le culte est répandu de bonne heure à Byzance. L’artiste y adjoint un bestiaire digne de Jurassic Park en forme, notamment, de commentaire sur la vision très critique de nombreux membres de l’Eglise orthodoxe russe concernant la théorie de l’évolution.

Ces merveilleuses tablettes de bois fascinent à plus d’un titre : composition de l’espace, jeux de couleurs, force de suggestion, modelés, plissés et reliefs d’angéliques ailes dignes dans leur meilleur d’un Fra Angelico et traitement iconoclaste des thèmes traditionnels. Iconoclaste ? Non, dans le sens d’une condamnation stricte de personnes divines mais envisagées dans leur subversion par des réalités humaines. Oui, s’il s’agit de s’attaquer à des tabous et à des représentations archétypales de la femme, ce qui fut le dessin des Femen depuis notamment leur campagne en 2009, «L’Ukraine n’est pas un bordel». Et ici en interrogeant un recours multiforme au religieux pour asservir la femme, selon l’artiste.

Contemplez cet Archange aux ailes carmins présentant à la verticale un AK-47. Son habit et armure avec plissés de tissus à la Fra Angelico reconduisent les coloris jaune et bleu du drapeau ukrainien. La composition n’évoque-t-elle pas Les Saintes martyres Julienne et Anastasie portant l’épée (milieu du 18e s.), typique du «baroque ukrainien» de l’école de Kiev ? Favorable au règlement pacifique du conflit dans son pays, viscéralement opposée à toutes formes de recours aux armes, l’artiste a plutôt conçu cette icône autour de représentations du chef de la milice céleste, l’Archange Michel, principalement peint en chevalier ailé avec des attributs guerriers. «Il s’agit d’une forme de sécularisation contemporaine d’un arsenal martial. Lorsque je convoque une arme dévastatrice, il y a une mise en doute sur le supposé bien-fondé de toute mobilisation et représentation guerrière. Le rouge des ailes est bien celui du sang», relève-t-elle.

Voyez les mains de migrants qui se noient en Méditerranée devenue un cimetière (plus de 10’000 morts depuis 2014 selon l’ONU) sous le regard possiblement indifférent du Christ en pleine pêche miraculeuse. Le dialogue entre le visible et l’invisible est ainsi au cœur de la dramaturgie de l’artiste. Si l’icône a pour dessein de «transporter la conscience du spectateur dans le monde spirituel, de montrer des scènes mystérieuses et surnaturelles», selon l’historien de l’art Paul Florensky, elle est rattachée chez l’artiste ukrainienne à une connaissance de terrestres réalités et injustices.

Sur sa page Facebook, l’essayiste et journaliste française controversée Caroline Fourest, qui a notamment coréalisé un documentaire sur Femen visible sur le net (Nos seins, nos armes) écrit: «Petit génie de la peinture, repérée enfant, elle a peint depuis son enfance des icônes religieuses, dans la plus pure tradition, avant de devenir l’une des fondatrices de Femen, de peindre sur le corps de ses camarades des slogans féministes et des fresques révolutionnaires. Aujourd’hui, Oksana a quitté les Femen et retrouvé son art. Une iconographie classique mais sarcastique envers le sacré. Des Marie crucifiées. Des madones en niqab. C’est sublime et puissant.»

Vierge en burqa

De manière étonnante, Oksana Shachko détourne les significations théologiques de l’icône en décalant des œuvres clés, les refigurant sous des habits et sens neufs. Ainsi, cette geste byzantine au détour de la Mère Dieu de Vladimir (vers 1131), icône orthodoxe vénérée en Russie, dont elle est considérée comme la Sainte Protectrice. Sous les pinceaux du prodige ukrainien, la Vierge devient une femme en burqa afghane (se mêlant au niqab) donnant le sein à l’enfant Jésus, dont elle ressent les souffrances à venir tout en assurant la transmission de la vie entre les générations.  «Comme pour d’autres de mes compositions, le dessein est de mélanger plusieurs traditions, expressions et symboliques religieuses. Si les religions sont différentes, elles traitent la femme comme un être subordonné et instrumentalisé. Les femmes doivent avoir, selon notamment la charia (loi islamique), le corps dissimulé et ne disposent pas de leur liberté», détaille l’artiste.

Une autre icône représente l’Archange Michel tenant le globe terrestre d’une main et dressant son épée de l’autre. En armure dorée, il domine un paysage désolé de cités en ruines devenues la proie des flammes. «Au fil de l’histoire de l’humanité nombre de guerres, exactions et destructions se sont faites au nom d’une conception belliqueuse, vengeresse et impitoyable notamment de la divinité héritée de l’Ancien Testament». Comment ne pas songer aussi aux vues religieuses fondamentalistes radicales faisant le tri entre «mécréants» et «élus» infiniment porteuses de mort. En témoignent les campagnes de terreur et de terre brûlée menées par Daech ainsi que les attentats ayant endeuillé Paris, qui ont profondément marqué l’artiste proche de l’esprit antireligieux cher à Charlie Hebdo.

Le sujet de l’icône, La Trinité de l’Ancien Testament d’Andreï Roublev (vers 1410), est inspiré du récit biblique de la visite de trois pèlerins chez Abraham et Sarah. Selon la tradition, l’hospitalité d’Abraham et les trois anges assis à la table du patriarche est la manifestation voilée de la Trinité et du mystère de l’Eucharistie. L’une des variantes qu’imagine la féministe et pacifiste Oksana Shachko  dévoile des anges féminins affichant couronnes fleuries emblématiques des Femen ukrainiennes, fumant et partageant la bière dite des Trois Dames brassée dans la région natale de l’artiste.

Les trois personnages peints pourraient être des allégories de l’artiste et de ses deux amies intimes et ex-Femen, Iana Zhdanova et Sacha Shevchenko, réfugiées politiques à Paris ayant du fuir l’Ukraine en 2013 comme elle, sous la pression de la justice et de la police. L’idée lui en est néanmoins venue dans le sillage du slogan «Je suis en terrasse» (en écho au célèbre «Je suis Charlie», qui a fleuri sur les réseaux sociaux juste après les attentats terroristes parisiens du 13 novembre dernier (130 morts et près de 400 blessés). Ce, pour vaincre la peur et recommencer à vivre, en bravant les recommandations de l’état d’urgence à rester chez soi. La fusillade a frappé la terrasse du bar La Belle Epoque (19 morts) et celle de la pizzeria La Casa Nostra, dans le XIe arrondissement (5 morts). Des lieux situés au cœur d’un quartier que l’artiste connait parfaitement et où elle vit depuis 2014.

 

Apocalypse now ou la vérité nue

Evoquant son film, Andreï Roublev, Andreï Tarkovski confie : «Engels a exprimé une idée merveilleuse : une œuvre d’art est d’un niveau d’autant plus élevé que l’idée qu’elle exprime est plus profondément enfouie, mieux cachée.» Ouvrant jusqu’au vertige sur de multiples niveaux de lecture et parfois non dénuées d’ironie, certaines réalisations de l’iconographe en révoltes ne se laissent pas aisément cerner. Ainsi sa série représentant les désormais quatre Cavalières de l’Apocalypse arborant les couronnes de fleurs emblématiques des Femen ukrainiennes.

«Si j’ai choisi de représenter ces figures féminines nues, c’est qu’elles traduisent ma rébellion contre nombre de religions où les femmes sont ravalées à un rang subalterne et impur ainsi que réduites à la passivité. Les religions mettent en avant l’agir en le conjuguant au masculin et à Dieu. Ces femmes sont ainsi ici actives montant leur cheval dans un style byzantin associé à une forme canonique de l’icône.» En fait, le message de l’Apocalypse lié à la révélation de vérités tues paraît rejoindre, dans l’esprit d’Oksana Shachko, la volonté de dévoilement d’oppressions et réalités rarement dénoncées à la manière des Femen. D’abord par la nudité du corps, comme on parle de «vérité nue». Ensuite par le fait que «les puissants occultent la vérité. On ne veut pas que les gens découvrent leurs œuvres ténébreuses.» Mais l’Apocalypse sert justement à révéler, à divulguer et proclamer la vérité sur ce monde pervers.

La jeune femme n’a certes pas oublié que, conciliée par Saint Jean, «L’Apocalypse nait dans des temps de persécution, mais surtout en situations de chaos, d’exclusion et d’oppression permanente», comme le relève le théologien de la libération Pablo Richard. C’est un ouvrage radicalement subversif de résistance face à l’Empire romain et son système de domination du premier siècle. Dans ce texte empli d’images et de mythes, les pauvres, les sans-voix, les sans-pouvoirs alimentent leur espérance : ce monde-ci est invivable et doit être détruit. Un autre monde est possible, dont la communauté chrétienne est alors une anticipation. Aujourd’hui d’autres Empires et ordres asservissent et des aspirations multiformes à s’en émanciper se dessinent au sein de communautés que furent, à leur manière aussi discutée et disputée, les Femen, mouvement qui s’est voulu à l’origine profondément «anti-système» et révélateur d’injustices, inégalités et atteintes aux droits humains souvent passées sous silence.

Ainsi dans la Bible, le cheval noir annonce la famine avec sa balance faussée et son économie prédatrice. Celle, hier de Rome s’emparant des terres des pays conquis et en utilisant la main d’œuvre des esclaves et des paysans sans terre. Celle aujourd’hui du modèle néolibéral concentrant la richesse dans quelques mains et les inégalités abyssales laissent la majorité dans le dénuement. Chaque tableau est accompagné d’un extrait de l’Apocalypse peint en noire à même la paroi de la Galerie Mansart, laissant volontairement des coulures. «Je regardai, et voici, parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc; une couronne lui fut donnée, et il partit en vainqueur et pour vaincre.» (Apocalypse 6 :2). «Dans ce mouvement de saut le corps  de ces cavalières est dévoilé, mais dans l’instant suivant, il peut se trouver intégralement recouvert par l’étoffe portée au cou et traduisant le mouvement de leur monture au-dessus de l’abîme», précise l’artiste.

L’iconographie des chevalières de l’Apocalypse ramène naturellement à ce qu’expliquent les activistes ukrainiennes  dans l’ouvrage Femen : «la couronne est un symbole ukrainien et représente la condition des filles avant le mariage. Elles sont libres, jeunes, et fortes. Pour nous, les fleurs symbolisent la liberté, l’indépendance, la protestation pacifique, et en plus elles sont belles.» Sur la (semi-) nudité des Femen, les fondatrices ukrainiennes affirment : «Le topless comprend un ensemble d’idées et de sens. D’un côté, c’est une façon de dire : « Je suis libre et dénuée de complexes ». Mais c’est aussi l’incarnation de la femme qui proteste, de Femen. Notre corps est également un corps désarmé. Dans nos nudités, nulles armes ne se dissimulent… A nos yeux, cette image pourra faire se lever les autres femmes de notre pays ou du reste du monde pour protester contre leur condition et réclamer leurs droits.»

Le mouvement Femen exhibe et utilise un corps qui n’évoque aucun désir ni plaisir et qui n’entend pas les susciter. Selon Maria Grazia Turri, économiste et professeur de philosophie à l’Université de Turin, pour Femen, «il s’agit d’initier la transition d’un corps spectacularisé à un corps véhicule et affirmation du politique et du social, utilisant un langage identique aux médias pour générer un court-circuit, faisant que s’affirme une prise de conscience autre de sa propre nudité… elles montrent ainsi qu’il n’existe rien de plus politique et que le corps est un manifeste porteur d’idées». Et, partant le corps favorise la production et la diffusion d’idées.

Contre l’argent roi

Plus en hauteur est accroché le Mandylion ou image du visage du Christ qui, originellement et contrairement aux autres représentations, est «non faite de la main de l’homme». Avec ses cheveux en ondulations qui se divisent en tresses sous les oreilles, le Christ est au centre de l’auréole crucifère, elle-même inscrite au centre du carré de l’icône, le cercle symbolisant le ciel, et le carré, al terre : ainsi dans les églises orthodoxes, la coupole du ciel recouvre le cube représentant le monde. Semblant s’inspirer du Saint «Keramion», de l’Ecole Novgorod, recto d’une icône processionnelle à double face (vers 1167), la version de l’artiste passe l’ensemble à la feuille d’or avec les traits comme gravés en noir.

L’œuvre en devient une pièce de monnaie se détachant sur velours noir comme dans une vitrine numismate par la grâce infinie d’un jeu de lumière émanant du tableau lui-même. Sur les branches de la croix, sont inscrits les symboles des monnaies : dollar et euro. Ce, en lieu et place des lettres du monogramme IHS, abréviation et translitération imparfaite du nom de «Jésus» en grec. Aux yeux de l’artiste, voici une mise en exergue du règne de l’argent roi lié aux dérives financières, bulles spéculatives et paradis offshore des pouvoirs religieux. Ainsi l’IOR vaticane  (L’Institut pour les œuvres de religion ou Banque vaticane) au cœur de tous les scandales financiers depuis sa création en 1942. Ou l’une des plus grandes fortunes faites notamment sur les trafics d’alcool sous l’ère Eltsine. Celle du seizième Patriarche de l’Eglise orthodoxe russe Kirill, un oligarque prônant une sujétion de la femme dans tous les domaines.

Le Christ Pantocrator est une icône fondamentale qu’on peut trouver dans toutes les Eglises Orthodoxes qui fascinèrent tant l’artiste enfant. Ces icônes représentent le Seigneur en position frontale car il bénît avec sa main droite et il tient l’Evangile dans sa gauche. «Pantocrator» est un mot grec qui signifie simultanément «Tout – puissant» et «Maître de tout le monde». Alors que le reste de l’œuvre est réalisé sur bois de tilleul, cette icône en peinture acrylique sur carton rejoint la taille humaine. Oksana Shachko a imaginé une variante foraine et ironique, en forme de passe tête pour son Christ Pantocrator. La tête peinte décapitée du Christ est placée avec un fragment de son auréole dans une coupe. En haut du tableau, l’espace béant de l’ovale laisse la place au visage du visiteur pour s’y inscrire. Il peut ainsi s’en approprier la symbolique toute-puissante, démiurgique.

Le personnage tient non  l’Evangile, mais avec la croix byzantine, une liste de divinité sur parchemin traversant les époques, Jupiter, Zeus, Mercure, Apollon, Bouddha, Dieu, Vishnu… Cette manière de décentrer et évider une forme pour l’investir d’une autre, oubliée, se retrouve dans la réalisation par l’artiste d’une immense toile murale qui ornait le local des Femen à Kiev. Soit une représentation de la Femme de Vitruve (inspirée de L’Homme de Vitruve de Vinci), symbole de l’humanisme à la renaissance avec l’homme comme centre de le l’univers. Plusieurs exégètes de Léonard de Vinci ont d’ailleurs soutenu que son Homme de Vitruve (vers 1492) aux proportions supposées parfaites comprenait dans ses huit membres un double et alter ego féminin ne demandant qu’à être révélé.

Crise de foi

Née en 1987 à Khmelnitski  (Ukraine), Oksana Shachko se passionne dès son plus jeune âge pour les icônes religieuses admirées dans les églises orthodoxes. Le concile d’Éphèse (431) a défini les icônes comme des «temples» c’est-à-dire comme des «lieux où celui qui est représenté est aussi mystérieusement présent». En 1995, l’atelier-école spécialisé dans la production des icônes qu’elle intègre à huit ans grâce au soutien paternel, alors que l’admission se fait habituellement à vingt et que les femmes y sont très rares, lui permet d’acquérir une remarquable maîtrise formelle et expressive.

L’artiste se souvient comment les prêtres venaient voir les étudiants, chipotant sur le prix de leur labeur, ne leur donnant pas à manger pendant qu’ils travaillaient sur des fresques, «en disant que Dieu nous récompenserait». A l’adolescence, une intense et tourmentée «crise mystique» où des présences l’assaillent dont des saintes portant des épées de feu. Autant de visions et apparitions vécues en songes au cœur de forêts lui faisant envisager gravement, un temps, son entrée au couvent afin de prier pour l’humanité souffrante. Elle se révolte ensuite contre la religion canonique et abandonne toute pratique religieuse. La jeune femme se remémore aussi les anciennes idoles de l’ère soviétique balayées, des centaines de milliers de personnes sans emploi, marginalisées et une jeunesse à la dérive ainsi que l’engouement pour le religieux et la foi dans une sociabilité en quête de sens face à un «système capitaliste ultralibéral et prédateur, imitation de la vraie vie».

Le curateur de l’exposition, Azad Asifovich, souligne que «les sources esthétiques de l’artiste puisent dans l’histoire de l’art, mais dialoguent aussi avec la culture illustrée contemporaine. Les personnages d’Oksana sont traités en deux dimensions, en rupture avec la peinture figurative contemporaine, rappelant des représentations proches de la bande dessinée qui privilégie, comme les icônes, le petit format. Cela oblige l’artiste à choisir des attributs qui, comme dans la peinture religieuse, permettent au spectateur d’identifier rapidement les vices dénoncés.»

Iconoclaste. Oksana Shachko. Jusqu’au 19 juin. Galerie Mansart. 5, rue Payenne, Paris. www.galerie-mansart.fr