«Les camps, une façon de tenir à l’écart une part croissante de la population»

Interview • Anthropologue et directeur d’études à l’EHESS, Michel Agier a codirigé l’ouvrage «Un monde de camps», qui fait date pour comprendre un mouvement révélateur du monde contemporain, au-delà du cadre humanitaire ou sécuritaire. Un phénomène qui renvoie aussi les États-nations à leur propre crise. (Par Lucie Fougeron, paru dans l'Humanité)

«la peur de l’autre avant même de le connaître, c’est cela, l’encampement du monde», affirme Michel Agier. (Photo: Idomeni, à la frontière greco-macédonienne). ( Julian Buijzen)

Propos recueillis par Lucie Fougeron, paru dans l’Humanité

Le camp, espace aux marges, censé être provisoire, est désormais le lieu de vie de millions de personnes: que révèle-t-il du fonctionnement du monde contemporain?
Michel Agier. On peut évaluer à 17 millions le nombre de personnes qui vivent aujourd’hui dans une sorte ou une autre de camp. Au moins 6 millions dans des camps de réfugiés officiels, autant dans les camps de déplacés internes, et ces deux chiffres ont augmenté sensiblement ces deux dernières années avec la dispersion des Syriens et Irakiens touchés par le conflit en cours. Il y a aussi des milliers de petits campements, soit au bord des frontières, soit dans les villes sur les terrains vagues, les ruines, les immeubles abandonnés. Dans tous les cas, à la fondation des camps comme à leur reproduction sur le long terme, il y a le principe d’un excès, d’une population en trop, surnuméraire. Non pas surnuméraire en elle-même, par la culture, la classe sociale ou l’identité des migrants, mais surnuméraire par rapport à ce que sont capables de penser les dirigeants des États-nations. S’édifie ainsi un monde invivable car fondé sur l’impossible fiction d’une mondialisation nationale, et celle-ci se réalise par une violence inouïe, en tenant à l’écart une part croissante de la population mondiale, celle qui se déplace dans des circulations précaires, essentiellement Sud-Nord, et se retrouve bloquée aux frontières, dans des camps ou des marges urbaines illégales, quand ce n’est pas au fond de la Méditerranée.

«L’encampement du monde» met-il en cause le modèle occidental de l’État-nation?
C’est l’échec des Etats-nations, leur propre «crise», leur incapacité à comprendre et à faire face à l’état du monde contemporain, incapacité à anticiper le rôle de la mobilité dans le monde et dans chaque situation locale, comme on le voit avec la crise des États européens face aux mouvements migratoires. Fondamentalement, au-delà des situations de guerre ou de violences qui forcent à la fuite, c’est l’acceptation de la mobilité des «autres» qui semble le plus difficile. Ce n’est pas seulement la politique des gouvernements qui est en cause. Bien sûr, la responsabilité des élites est considérable pour entretenir et même susciter des sentiments d’insécurité. Voyez, en France, l’invention d’un débat sur la double nationalité, qui a eu évidemment pour effet d’inquiéter tous ceux qui ont une «origine» lointaine en plus de la nationalité française, dont la parole officielle leur a signifié qu’elle n’a pas la même valeur que celle des nationaux «authentiques».

Quelle irresponsabilité politique et morale de la part de ce gouvernement! De même, en pointant du doigt les migrants des pays du Sud comme source de problème, de délinquance ou d’on ne sait quoi, de tous les maux, en entretenant la peur à leur égard, le gouvernement légitime et même suscite des discours et les comportements xénophobes. Avec ces justifications d’une politique qui prétend répondre aux peurs du peuple qu’elle a elle-même suscitées, il se diffuse dans la société toutes sortes d’égoïsmes, d’indifférences et d’enfermements. Bêtement, la peur de l’autre avant même de le connaître. C’est cela, l’encampement du monde. A l’inverse, on ne voit pas ce gouvernement soutenir et encourager toutes les mobilisations, pourtant nombreuses, qui se sont développées ces dernières années pour mettre en œuvre la solidarité et l’hospitalité, dans le monde associatif, dans de nombreuses mairies, et chez les particuliers.

Le développement des camps liés au travail, associé à celui du capitalisme mondialisé, fait-il évoluer l’identité du travailleur?
Il y a de plus en plus de travailleurs «encampés», que ce soient les travailleurs népalais du bâtiment et des travaux publics au Qatar ou les travailleurs migrants des immenses barrages hydroélectriques d’Amazonie brésilienne, ou encore les campements et «ghettos» des migrants travailleurs agricoles en Europe du Sud ou en Amérique latine. On peut être à la fois économiquement utile et socialement indésirable, c’est ce que signifie l’encampement des travailleurs aujourd’hui, et cela fait une grande différence avec ce qu’a pu être la condition et la place politique des travailleurs immigrés dans les années 1960-1970. En outre, on peut y voir le terrain d’un rapprochement possible entre l’action solidaire au nom des droits de l’homme, contre l’enfermement, pour la liberté de circulation et la cosmopolitique, et l’action au nom des droits des travailleurs, contre la surexploitation de la main-d’œuvre étrangère, contre la précarisation des conditions de vie des travailleurs, et maintenant aussi contre leur mise à l’écart de la société locale elle-même.

Le camp a franchi les portes européennes et, devenu bien visible, cristallise des situations de crise. Comment analysez-vous la politique des gouvernements européens, telle qu’on l’a observée récemment à Calais ou à Grande-Synthe?
De Lesbos à Calais, l’Europe édifie des camps. Et dans les deux cas que vous citez, Calais et Grande-Synthe, c’est la politique du gouvernement français qui est en question, qu’on connaît, mais aussi l’attitude des maires. L’une, à Calais, oppose les habitants aux migrants alors même qu’il existe depuis longtemps un réseau d’associations solidaires. L’autre, à Grande-Synthe, fait construire par Médecins sans frontières un lieu d’accueil parce qu’il considère que sur sa commune les gens, quels qu’ils soient, ne doivent pas mourir de faim ou de froid, il informe les citoyens de ce qu’il fait, et les choses se passent d’une manière plutôt digne.

La maire de Paris, Anne Hidalgo, a annoncé la création d’un camp de réfugiés dans l’enceinte de la capitale, et non à ses marges: quelle portée peut avoir ce projet?
Cette initiative vaut pour l’effet politique qu’elle a produit. Pour l’instant sans véritable résultat du point de vue pratique. Mais, en effet, Anne Hidalgo a pris la parole, comme l’a fait le maire de Grande-Synthe, et a marqué sa différence par rapport au discours d’hostilité qui domine les propos du gouvernement. Elle parle de ville refuge. Damien Carême (le maire de Grande-Synthe – NDLR) s’inscrit, lui, dans un «mouvement des villes hospitalières». C’est le signe que d’autres politiques sont possibles, même au niveau municipal.

Le camp est devenu une solution quasi systématique pour les gouvernements et organisations internationales. Un monde sans camps est-il envisageable?
Si nous voulons prendre la mesure du monde en même temps que celle de chaque lieu, nous sommes bien obligés de repenser la question de l’hospitalité, donc d’en offrir partout les moyens matériels et sociaux, dans un contexte où l’on ne peut pas empêcher les gens de se déplacer. C’est cela qui est réaliste si l’on veut «faire monde», penser ensemble la mobilité et l’hospitalité. Cela pose des questions techniques et théoriques nombreuses et intéressantes, mais la première condition est d’en avoir la volonté politique.