La photographie face à l’ailleurs et au réel oubliés

Exposition • D’identités indiennes refigurées à l’avortement dévoilé par ses mécanismes sociaux, les Rencontres arlésiennes de la photo, qui ont lieu du 4 juillet au 25 septembre, vont de l’ailleurs à d’autres visibilités de réalités.

Le photographe Yann Gross s’est rendu en Amazonie, où il a notamment capté des images du peuple Surui. ©Yann Gross

«Les Rencontres d’Arles ont 47 ans d’histoire, c’est un des plus importants festivals de photographie au monde. Il est de sa mission d’être un observatoire de toutes les pratiques de la photographie, sans chapelle, en faisant au contraire comprendre et en exposant toutes les tendances», souligne son directeur Sam Stourdzé qui annonce 40 expositions.

Parmi elles, de nouvelles approches du documentaire. Au fil de la série, ouvrage et exposition-installation, The Jungle Book, l’œil découvre une démarche au long cours menée sur quatre ans par le Lausannois Yann Gross, l’un des rares photographes suisses à connaître du haut de ses 34 ans, une exposition personnelle dans l’histoire des Rencontres de la photographie.

Interroger l’identité amazonienne contemporaine

En 2008, l’homme réalise son service civil au Brésil dans le cadre de projets de reforestation. Il travaille alors avec plusieurs communautés indigènes avec cette idée romantique de partir à l’aventure au cœur de la forêt tropicale. «S’il y a toujours une identité culturelle propre à un lieu, une région, les tribus rencontrées jouent notamment du télescopage vestimentaire avec les cultures des indiens d’Amérique du Nord lors de danses traditionnelles.

La carte indigène est aussi utilisée par des Indiens eux-mêmes en partenariat avec Google pour défendre leurs terres et modes de vie. D’où l’idée d’explorer et interroger l’identité amazonienne contemporaine faite d’emprunts successifs, d’agglomérats transculturels et d’un dialogue entre les mythes. Une sorte de livre de la jungle contemporain avec des clins d’œil ironiques à l’histoire romantique de Kipling. Ce, par une série de chroniques axées sur des régions ayant connu des vagues successives de colonisation: évangélisation par missionnaires, boom du caoutchouc, du pétrole, de l’or et de l’agro business.»

Sur un mode contemplatif, la série photographique arpente un rapport polysémique à la végétation et aux animaux. En témoigne, cette femme dénudée posant entre des tentures de tissus blancs avec un masque de féline jaguar, une évocation de rêves étranges que l’on peut faire dans cette région tout en faisant un lien avec certaines dimensions mythologiques. Le cliché est une référence à la légende de la femme jaguar, chamane guérisseuse qui sait utiliser les pouvoirs de la bête assimilée à la royauté et à la fertilité pour la guérison et la protection des êtres humains. Mais elle peut être aussi une femme séduisant un chasseur avant de se transformer en animal lors de l’acte sexuel. «Cette photo est aussi liée à mon arrivée dans la grande ville péruvienne d’Iquitos, où la prostitution est omniprésente comme l’érotisme de l’image peut l’évoquer.»

Chroniques amazoniennes

De 2011 à 2015, le désir initial est de reprendre par séjours successifs quelques étapes notamment du conquistador Francisco de Orellana, celui qui révéla des lieux sur les 4800 km de l’Amazone qu’il descendit jusqu’à son embouchure au 16ème siècle, des Andes à l’océan Atlantique. Un périple débuté en 1541 par une expédition violente sous des auspices catastrophiques avec la perte de 3000 des 4000 indigènes l’accompagnant et la vaine recherche de la cannelle, qui valait à l’époque davantage que l’or. «Cela permet d’aborder les questions d’exploitation des ressources ou de l’accélération de l’hybridation des cultures», relève l’Helvète.

Par son jeu sur les temporalités, son atmosphère de rêve éveillé d’un monde inconnu ou que l’on croyait trop bien connaître, son abord philosophique, identitaire, énigmatique, ce voyage n’est pas sans s’articuler, par certains traits, avec les esthétiques poétiques et parfois dévastées de cinéastes tels Carlos Reygadas (Post Tenebras Lux), Terrence Malick (Le Nouveau Monde) voire le Colombien Ciro Guerra (L’Etreinte du serpent).

«Ce qui m’intéresse est la marge, la périphérie, laissant place à plus de liberté et créativité en me concentrant sur certains affluents de l’Amazone. J’y aborde des questions identitaires et environnementales en travaillant sur les mines d’or illégales situées surtout au Pérou dans la région du Rio Madre de Dios.

A l’image de cet adolescent indien Surui portant t-shirt et carapace de tortue comme couvre-chef, possible incarnation d’un équilibre entre l’homme et la nature, fil tendu entre passé et présent, les indiens portraiturés ne semblent ne faire qu’un et comme s’ils étaient une émanation de la forêt et du fleuve, sorte de protecteurs et porte-paroles d’une nature exploitée que personne n’entend ni comprend.

Les Surui et Google

A la racine de The Jungle Book, il y a la mise en lumière du peuple Surui en Amazonie brésilienne. Le photographe lausannois soupèse l’apport de Google. «Il s’agit essentiellement d’une opération de communication visant à assurer un label humanitaire et environnementaliste à Google. Cette compagnie a fourni téléphones mobiles et l’utilisation d’Open Data Kit permettant aux membres de la tribu de réaliser des photos et vidéos localisées par GPS pour les importer dans les outils de cartographie de Google. Lors d’un séjour dans le Mato Grosso, j’ai suivi un Indien portant smartphone et patrouillant dans la forêt. Pratiquement chacun pourrait observer les conséquences de la déforestation illégale. C’est une opération win-win qui permet au Chef Almir, leader de la tribu des Surui de communiquer habilement par des vidéos YouTube, partageant histoire et mode de vie afin de les préserver».

Sur le terrain, la situation se révèle néanmoins plus contrastée. Le racisme à l’égard des Indiens n’a jamais diminué, malgré les acquis de la Constitution de 1988. Au Brésil, on dénombre plus de 300 ethnies, regroupant 900.000 individus (sur une population de 200 millions). Sur un bon millier de terres indiennes, à peine la moitié ont vu leurs limites confirmées, après des années de procédure. Les réserves indiennes occupent 12,5 % de la surface du pays, tandis que 380.000 Indigènes attendent encore la démarcation de leur territoire.

Côté coalition gouvernementale entre Parti du mouvement démocratique allié du Parti des travailleurs de la présidente suspendue de ses fonctions le 12 mai dernier par le Sénat, Dilma Rousseff, le président du Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), Erwin Krautler, évêque de Xingu, fait ce constat sans appel : «Ce gouvernement est non seulement négligent, mais contre les Indigènes ». Depuis son accession à la présidence en janvier 2011, Rousseff n’a en effet homologué qu’une vingtaine de Terres Indigènes. Ce désintérêt a suscité la colère et la mobilisation des organisations indigènes et indigénistes. Celles-ci sont conscientes que le gouvernement formé par Michel Temer, le Vice-président, devenu Président par intérim pour les six prochains mois, sera encore plus défavorable à leur cause que le précédent. Et le Parlement a de nombreux projets de lois susceptibles de réduire leurs droits.

Et Yann Gross de souligner les assassinats de leaders indiens et défenseurs des droits humains au Brésil dans une confrontation récurrente avec ceux qui dénient les identités indigènes: les éleveurs et représentants de l’agro-business désireux de repousser encore la frontière agricole au détriment de la forêt tropicale, sans rien taire sur les exploitants de bois, ainsi que sur les industries minières qui ravagent l’Amazonie. Ce, en naviguant entre ethno-documentaire contextualisé au sein de populations indigènes en bordure d’Amazone, photographie plasticienne et mise en scène décalée de l’ailleurs avec clins d’œil aux clichés archétypaux sur l’indianité.

Corps avortés

«Comment parler de ces choses communes, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue: qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.» N’est-ce pas à l’aune de cette interrogation due à l’écrivain français Georges Perec que les travaux photographiques de Laia Abril s’attachent? Ils puisent essentiellement dans l’horizon intime des femmes, dont ils arpentent la troublante dimension d’absence et de souffrance témoignant par là même de l’effacement progressif de soi, de la disparition comme forme et activité visant un paradoxal dévoilement.

De par le monde, les grossesses non souhaitées par des femmes souvent abusées sont sources d’un fardeau générationnel, social et économique souvent insurmontable. Pour sa réalisation photographique intitulée comme un traité médical, sociologique ou philosophique De l’avortement, Laia Abril, née en 1986 à Barcelone, documente et conceptualise les périls encourus par ces femmes qui se voient refuser un accès médicalement encadré à l’IVG. Présentant les instruments de l’avortement comme des objets étranges, sorte d’état des lieux du corps sans le corps, elle réalise une étonnante enquête photographique autour d’enjeux éthiques et moraux. A la croisée de la sociologie, du récit de vie et de la photographie forensique de preuves, archives et traces, elle explore les comportements sociaux, séquelles et interdits tramant l’avortement.

De 2010 à 2014, cette remarquable photographe espagnole a œuvré sur les troubles alimentaires. Après A bad day (Un mauvais jour) narrant l’histoire de Jo, boulimique  de 21 ans, elle s’est ensuite penchée sur le phénomène de la «Thinspiration», tendance de jeunes filles à poster des selfies de leur corps sur le net. Elle s’est enfin interrogée sur les répercussions que subit l’entourage des malades. La famille Robinson a perdu Cammy, leur fille boulimique âgée de 26 ans. Laia Abril piste objets, lieux ou réminiscences, pour réinventer ce constituaient la vie de la défunte. Cette série photographique approche de manière intime les interrogations de ces malades ainsi que la culpabilité éprouvée par les familles et amis.

Le droit à l’IVG, lui, fait toujours débat eu Europe. En Espagne, le gouvernement de Mariano Rajoy a souhaité pénaliser l’avortement en 2014. Sans succès grâce à une mobilisation nationale et internationale notamment spectaculaire des Femen. En Italie, un député de Fora Italie, le parti de Silvio Berlusconi, avait déposé en 2008 une motion parlementaire pour pénaliser l’IVG restée lettre morte. Dans le reste du monde, malgré les risques encourus par les femmes, nombre de pays le restreignent ou l’interdisent. L’acte, pourtant légalisé depuis quarante ans notamment en France, n’a jamais cessé de déranger. Selon Sylvie Chaperon, professeure de l’histoire contemporaine du genre à l’université Toulouse-Jean Jaurès, «la remise en question du droit d’avorter est le fait d’une opposition catholique forte qui considère la vie comme un don de Dieu. Aujourd’hui, on observe un renouveau de cet ordre moral. Les partis politiques de droite s’en inspirent de plus en plus, d’une manière qui n’était pas aussi affirmée avant. À la façon de la droite américaine.»

Paysages après conflits

On se souvient que Rilke insistait sur le fait que ce n’était pas encore assez d’avoir des souvenirs, mais qu’il fallait savoir les oublier. Savoir les porter en terre d’oubli et qu’ils y perdent jusqu’à leur nom, ajoutait-il, afin qu’ils «deviennent en nous sang, regard, geste». Champs de bataille, le monumental travail devenu ouvrage du photojournaliste français né en 1954 Yan Morvan, amène à s’interroger sur la façon dont un paysage apparemment «neutre» apporte comme indices de la guerre passée. Dès 2004, il sillonne le monde et pose le trépied de sa Deardorff 20×25 cm à la quête de ces lieux qui ont balafré l’histoire depuis 3 500 ans.

Yan Morvan saisit la guerre à travers son absence. Le sentiment dominant se développe pour le photographe sur le silence d’un champ de bataille où «finit et commence et l’existence, dans la clameur et le tonnerre de la guerre. Les voilà ici apaisés.» Des massacres d’indiens en 1890 à la disparation de photojournalistes en Lybie en 2011. Le silence qui permet aussi que de ce vide de l’absence naissent l’interprétation, le commentaire : toute création.

Au sujet du Massacre de Tlatelolco, 13 août 1521, place des Trois cultures, Mexico, il relève que  «dans tout ce périple, ce qui m’a le plus frappé, c’est le massacre de milliers d’Aztèques par les faibles troupes espagnoles de Cortés. La défaite marque la fin d’une des cultures les plus sophistiquées, mais qui fut aussi l’un des peuples les plus sanguinaires. Cette place, à elle seule, est un condensé de ces trois civilisations, celle des Aztèques, des Espagnols et des Mexicains, tout cela réuni dans un même endroit.»

Rencontres de la photographie, Arles, Du 4 juillet au 25 septembre. Rens.:  www.rencontres-arles.com
Catalogue aux Editions Actes Sud.