Le cercle infernal des réfugiées syriennes

la chroniqe féministe • C’est le titre du film de Béatrice et Nasser Bakhti, soutenu par la fondation Surgir, que j’ai vu mardi 20 septembre à Fonction Cinéma, à Genève. Il était suivi d’un débat animé par Jean-Philippe Rapp. La salle était pleine, des gens étaient assis sur les marches ou se tenaient debout.

Les lumières s’éteignent et on est plongé en enfer. Des femmes témoignent, voilées, on ne voit généralement que leurs yeux. Des Syriennes qui ont fui la guerre en Syrie et ses horreurs pour se réfugier en Jordanie. Elles y vivent avec leurs enfants mais n’ont pas le droit de travailler. J’ai toujours trouvé cette loi absurde. Elles font des petits boulots au noir, naturellement mal payés, dépendent de l’aide humanitaire. Mais le pire est ailleurs. Les maris sont morts, ou au combat. S’ils ont des filles, ils les vendent. A des Saoudiens, des Koweïtiens d’une quarantaine d’années. Ils organisent des «mariages» qui durent une nuit. Puis les «maris» s’en vont, mais ils reviennent, un mois, six mois, une année plus tard, paient le père à nouveau et passent une nuit avec la fillette. Car il s’agit de fillettes, de 15, 14 ans, même de 12 ans.

L’une d’elles ne savait pas ce que signifiait le mot «mariage», la nuit de noces a dû être particulièrement atroce. Il s’agit de viols, naturellement, de viols organisés par le père. Quand on l’interroge, l’une d’elles dit «ce n’est pas un père». Les mères font tout ce qu’elles peuvent pour les protéger, mais souvent, elles sont impuissantes. A cela s’ajoutent les crimes d’honneur, un autre fléau, qui va être le sujet du prochain film de Béatrice et Nasser. Si elles s’adressent aux autorités jordaniennes, leurs plaintes restent généralement sans effet. Il y a 1,5 million de réfugié-e-s en Jordanie, pays qui ne compte que 8 millions d’habitant-e-s, auxquels il faut ajouter 2 millions de réfugiés palestiniens. On peut comprendre que le pays soit débordé.

Les lumières se rallument, le public est sonné. Que dire après ces monstruosités? Comment peut-on vendre sa fille? Comment peut-on à la fois exiger de vêtements couvrants censés protéger la vertu des filles et des femmes et vendre sa fille de 12 ans comme on vendrait une marchandise? Comment peut-on trouver «normal» de la faire violer «légalement»?

Une fois de plus, ce sont les femmes qui subissent la double peine: les séquelles des conflits ET le viol. Toutes les armées ont violé et violent les femmes de leurs ennemis, ou celles de leur propre camp. Si elles parlent, elles sont exclues de leur communauté. Cercle infernal.

Un médecin syrien, qui a vécu des décennies en Suisse et est retourné dans son pays, nous expliquait que cette sale guerre, qui dure depuis 5 ans, a déjà coûté 300’000 morts, n’est pas près de se terminer si la communauté internationale ne fait rien. Les Russes veulent reconquérir des territoires dans la région pour asseoir leur pouvoir, les Etats-Unis veulent conserver le leur. Selon ce médecin, Bachar el-Assad n’est qu’une marionnette utilisée au gré des intérêts géostratégiques. Comme elle est partie, cette guerre peut durer 100 ans.

«La société civile doit se mobiliser», répétait le docteur. Bien sûr, mais comment? Sans être particulièrement pessimiste, je ne lis aucun signe de sursaut dans la société civile. Bien au contraire. L’Europe est en train de se barricader contre les migrants, au lieu de faire sa part, les partis d’extrême droite montent partout en puissance, les chefs d’Etat sont tétanisés. La seule qui a montré du courage et de la compassion, Angela Merkel, est en train de perdre toutes les élections régionales. Les peuples, s’ils sont consultés, comme en Suisse, veulent fermer la porte. Que faire, alors? Devenir membres des organisations qui luttent encore?

J’avais l’impression que le médecin syrien décrivait le roman 1984 d’Orwell. Le monde y est divisé en trois grands blocs (en gros, les Amériques et l’Australie, l’Europe et la Russie, la Chine et le Japon) qui se disputent les territoires restants. Ces trois grandes puissances sont dirigées par différents régimes totalitaires revendiqués comme tels, et s’appuyant sur des idéologies nommées différemment mais fondamentalement similaires.

Tous ces partis sont présentés comme communistes avant leur montée au pouvoir, jusqu’à ce qu’ils deviennent des régimes totalitaires et relèguent les prolétaires, qu’ils prétendaient défendre, au bas de la pyramide sociale. A côté de ces trois blocs subsiste une sorte de «Quart-monde» constitué grosso modo par l’Afrique du Nord, le Proche-Orient, le Sud-Est asiatique. Le contrôle de ce territoire, ainsi que celui de l’Antarctique, justifie officiellement la guerre perpétuelle entre les trois blocs.

C’est effrayant, on y est. Trois blocs se font une guerre économique et géostratégique sans merci: les Etats-Unis, la Russie et la Chine. La Syrie représente le terrain de jeu des grandes puissances. Internet, quasiment dirigé par le géant Google, les réseaux sociaux, les divers systèmes de connexion permettent de surveiller les habitant-e-s de la Planète, c’est le nouveau «Big Brother». Le peuple suisse vient d’accepter la nouvelle loi sur le Renseignement dont les dérives ne vont pas tarder. Les prolétaires de tous les pays sont les grands perdants de ces luttes de pouvoir, qui favorisent les plus riches à leurs dépens. La mondialisation a accentué les disparités, les usines ferment ici pour donner du travail là où c’est moins cher parce que les gens sont traités comme des esclaves, ainsi que le montre si bien le film Merci patron de François Ruffin.

Deux exemples suisses. L’assurance-maladie est un système injuste puisque les pauvres comme les riches paient les mêmes primes. Il faudrait les adapter aux moyens financiers de chacun-e. Or, elles augmentent chaque année avec une régularité de métronome, étouffant peu à peu la classe moyenne et poussant les plus pauvres vers l’aide sociale, alors que les plus riches sont affectés par ces hausses comme le serait un éléphant d’une mouche. Le taux de cotisation à l’AVS, système juste de répartition, n’a pas été augmenté depuis 1975 et se situe à toujours 8,4%, alors que le pourcentage prélevé sur les salaires pour le 2e pilier, système de capitalisation moins solidaire, a passé à 18% en moyenne et devrait continuer à augmenter. Mais le peuple suisse a balayé le projet d’augmentation de l’AVS.

Dans tous ces cas de figure: rémunération du travail, charges familiales, rentes vieillesse, conflits armés, surveillance, les femmes sont les plus touchées. Un cercle infernal.