Déconstruire les mythes de la croissance

Economie • Face à la crise économique, à l’augmentation des inégalités sociales ou au chômage, les responsables politiques
et experts attendent le salut du seul retour de la croissance. L’économiste Michel Stevens conteste cette version des faits. Interview.

«Une politique post-croissance respecterait les principes de bon sens. Il ne serait notamment plus question d’obsolescence programmée», déclare Michel Stevens. (CC Curtis Palmer)

«Croire que la poursuite de la croissance constitue pour un gouvernement une obligation, la politique indispensable à la satisfaction des principaux besoins de la société, constitue une illusion», estime Michel Stevens, économiste belge installé à Lausanne et auteur de Déconstuire les mythes de la croissance. Pour lui, la course effrénée à la croissance et à l’augmentation du PIB contribue à aggraver la menace écologique à laquelle le monde est confronté et ne bénéficie plus depuis les années 80 qu’à une faible minorité. Mettant à nu les motivations des promoteurs de la croissance, qui ne cherchent ni à garantir les emplois, ni à assurer le bien-être de tous, Michel Stevens propose une remise à plat de l’économie pour qu’elle réponde vraiment aux besoins humains et sociaux, tout en préservant la planète.

Quelle définition donneriez-vous au terme de croissance?
Michel Stevens Quand les politiques ou les médias parlent de croissance, ils font allusion à l’accroissement de la valeur d’un indicateur économique, le Produit intérieur brut (PIB), qui correspond à la somme de la valeur de tous les biens et services produits et facturés au cours de l’année dans une économie donnée. Une politique de croissance a donc pour objectif de tirer le PIB vers le haut. Pourtant, le fait que le PIB croisse ne nous dit pas que les besoins humains et sociaux sont mieux satisfaits, mais qu’une plus grande quantité de ressources facturables a été utilisée par la machinerie économique. Fixer le PIB comme indicateur de satisfaction des besoins, c’est établir une confusion entre la fin que se fixe officiellement la société, à savoir la satisfaction des besoins matériels, et certains moyens destinés à permettre d’y parvenir, c’est-à-dire la production de marchandises monnayables.

De plus, on constate aussi qu’ à partir des années 80, ce type de croissance a creusé fortement les inégalités sociales, qu’il bénéficie de moins en moins à la classe moyenne et aux couches les plus déshéritées de la société et se réalise au détriment de de l’environnement. Les effets sociaux de la croissance ont finalement commencé à s’inverser. De positifs qu’ils étaient tout au long du XIXe siècle et durant la plus grande partie du XXe, ils sont devenus négatifs au début du XXIe.

Que préconisez-vous?
Il conviendrait de favoriser des indicateurs alternatifs, comme le Produit intérieur net (PIN), pour mesurer une autre forme de développement. Celui-ci exclut les investissements productifs, par exemple dans des machines, soit des investissements non consommés par les ménages. Il faudrait aussi retirer de ce PIN les dépenses défensives (nécessaires pour réparer les dommages causés à l’environnement). On pourrait même aller plus loin, en se basant sur un des différents indices alternatifs destinés à palier les faiblesses du PIB. A cet égard on pourra citer l’Indice de la planète heureuse, qui, à défaut d’être «scientifique», donne une bonne idée des inconvénients du PIB. L’Indice de la planète heureuse prend en considération le sentiment de bonheur, tel qu’il est fourni dans le cadre de sondages, pour le multiplier par l’espérance de vie et le diviser ensuite par l’empreinte écologique du pays.

Vous en appelez à déconstruire les mythes de la croissance. Quels sont-ils et pourquoi sont-ils néfastes?

La croyance en la croissance, partagée par les politiques et les milieux d’affaires, est entretenue par plusieurs mythes. Le premier est celui du progrès technologique, qui demande de créer sans cesse de nouveaux produits de consommation, de favoriser l’innovation. Est-on pourtant plus heureux dans une société avancée du «tout technologique»? Le deuxième mythe se base sur l’idée que les besoins humains seraient illimités. Il faut faire la distinction entre besoins et désirs. Les premiers correspondent à des nécessités vitales, comme se nourrir, se vêtir, avoir un toit ou se reproduire. Ils sont limités. Les désirs, en revanche sont sans fin et obéissent à des considérations de distinction et de position sociales. Ils entraînent une compétition pour un même objet entre les individus. On veut posséder à tout prix ce que désire l’autre, perçu comme un rival.

L’accès à ces biens vitaux est pourtant loin d’être assuré partout dans le monde.
Il est clair qu’il existe de grandes différences entre Nord et Sud dans cet accès aux biens vitaux. Pour satisfaire les besoins essentiels à l’échelle planétaire, il n’y pas d’autre solution qu’une meilleure répartition des richesses. L’empreinte écologique, qui mesure la superficie biologiquement productive nécessaire pour pourvoir à la consommation d’une population humaine donnée, montre que le mode de vie occidental n’est pas écologiquement tenable au niveau global et que l’on doit réduire notre consommation dans les pays riches. Au niveau international, il est aussi important de sortir de la logique de concurrence qui prédomine actuellement et qui peut déboucher sur des conflits ouverts du fait du surarmement actuel.

La croissance économique ne favorise-t-elle pas le plein-emploi? Quelles sont vos propositions pour permettre à tous de travailler?
La mécanisation technologique à outrance que l’on connaît aujourd’hui conduit à la destruction d’emplois. De plus, les économies contemporaines sont caractérisées par une augmentation régulière de la productivité du travail. Si la quantité de biens demeure stable, le volume de travail nécessaire à leur production diminue constamment. Dès lors, à moins de réduire d’année en année le temps de travail moyen, le nombre de personnes sans emploi augmentera inexorablement.

Dans le même temps, les entreprises ne paient pas au juste prix leur utilisation d’énergies fossiles et de matières premières non-renouvelables. Elles n’assument pas financièrement les coûts externes liés à la pollution et à la surexploitation des ressources. Elles ne sont donc pas incitées à réduire leur recours à ces ressources. Si on renchérissait le coût de ces énergies fossiles, avec un prix du litre d’essence à 5 francs par exemple, en internalisant ces coûts externes, les entreprises auraient tout intérêt à recourir plus fréquemment au travail humain et à embaucher davantage.

La réduction du temps de travail est aussi nécessaire. Elle peut se concevoir de multiples façons: allongement de la période de formation avant emploi, introduction tout au long de la vie professionnelle de congés de formation, introduction d’une forme de service public, notamment dans le secteur du Care, du travail social et des soins de proximité. La mise en place d’un revenu de base est aussi une piste à suivre.

La croissance économique est incompatible avec la finitude des ressources. Ne croyez-vous pas que l’on puisse continuer à produire sur la base d’énergies renouvelables?
Maintenir une croissance sans borne, en dépensant des énergies fossiles et fissiles (nucléaires) n’est pas possible. L’éolien, le solaire ou l’hydraulique sont des énergies renouvelables mais non inépuisables, puisqu’elles sont contingentées par la quantité finie d’énergie que la Terre reçoit du soleil. Les énergies issues des marées et géothermique requièrent des investissements financiers et matériels (béton, acier, etc) colossaux. Ce qui renchérira leurs coûts, bien plus encore que les énergies sales. Cette fin de l’ère de l’énergie bon marché doit nous conduire à réduire notre consommation d’objets et à revaloriser le travail humain.

Dans votre livre, vous ne prônez pas la décroissance, mais la post-croissance. Pourquoi critiquez-vous la première notion et en quoi consiste la deuxième?
Le grand mérite du mouvement de la décroissance, incarné par des penseurs comme Serge Latouche ou Pierre Rahbi, est d’avoir mis le doigt sur le poids de la civilisation sur l’environnement. Le terme de décroissance prête cependant à confusion, car beaucoup de gens pensent que cela signifie imposer un appauvrissement général de la population, en allant vers une croissance négative destructrice d’emplois. Je préfère le terme de post-croissance, qui implique une autre forme d’économie. Le marché ne méritant qu’une confiance limitée, cela impliquera de renoncer de donner carte blanche à ce dernier et d’identifier les besoins réels, de les hiérarchiser et d’établir des priorités.

Il s’agit pour les pouvoirs publics de réellement prendre en compte l’intérêt général, en veillant à satisfaire les besoins réels des hommes vivant en société. Une politique économique post-croissance qui répond aux besoins de la population respectera des principes de bons sens. Elle devra bannir toute pression à la consommation. Il ne sera plus question d’obsolescence programmée, ni de techniques de vente intempestives. Au lieu de remplacer les objets quand ils sont passés de mode, la durabilité doit être encouragée. En matière de production, il conviendra de s’orienter vers une économie circulaire, dans laquelle les objets en fin de vie sont transformés en matières premières pour de nouveaux objets.

Votre parcours vous a conduit du secteur bancaire international à une position critique sur l’économie. Quel a été l’élément déclencheur de ce changement?
Dans mon adolescence, j’ai été fasciné par la technologie et notamment la conquête de la lune. Les photos de notre planète bleue transmise par les cosmonautes ont permis de retourner le projecteur vers la terre et de montrer sa fragilité extrême. Ce qui m’a conduit à m’intéresser de près aux problèmes de la survie de son écosystème. Aujourd’hui, l’homme est en train d’outrepasser les «frontières planétaires», que ce soit par le changement climatique, la pollution chimique, l’acidification des océans ou en diminuant l’ozone stratosphérique. La qualité environnementale constitue pourtant une nécessité vitale, puisqu’elle ne représente rien de moins qu’une condition de survie de l’humanité. Tout en gardant à l’esprit ce souci de l’environnement, j’ai suivi des études d’économie à l’Université de Louvain en Belgique, qui m’ont conduit à m’orienter vers le secteur bancaire, au cœur de l’économie, en me donnant un point d’observation idéal sur la société. Sur la base de ces deux intérêts, j’ai finalement décidé en 2008 de devenir conseiller en gestion durable et auteur.

Michel Stevens. Déconstruire les mythes de la croissance. Paris. L’Harmattan. 2016, 267 p.