Les classes populaires de Renens sous la loupe

Sociologie politique • A travers une étude menée à Renens (VD) sur la base d’archives, d’interviews et d’une enquête par immersion de 2010 à 2013, Yassin Boughaba s’est penché, dans sa thèse en sociologie politique, sur les pratiques politiques des classes populaires.

Yassin Boughaba a choisi comme terrain d’étude Renens, la ville vaudoise qui compte le plus de classes populaires selon le recensement de la Confédération. (JMr)

Pourquoi se pencher sur l’hétérogénéité des groupes populaires et de leurs pratiques?
Yassin Boughaba Les classes populaires (travailleurs non qualifiés et ouvriers) ont été beaucoup étudiées. On a observé leur travail, la famille, leurs parcours scolaires, etc., mais rarement leur rapport au politique. Avec la montée de l’UDC et la question du soutien populaire à ce parti, il y avait aussi un intérêt politico-médiatique à étudier la question. Il s’agissait aussi de mieux comprendre les différentes pratiques politiques existantes, au-delà du vote ou de l’élection.

Remettez-vous en question l’idée d’un soutien populaire grandissant à l’UDC?
Il y a deux thèses qui s’opposent par rapport à cette question, principalement en France mais aussi en Suisse romande: certains chercheurs disent que depuis les années 1990, le premier parti ouvrier est la droite radicale ou l’extrême droite, et d’autres disent que le premier parti ouvrier est l’abstention et le retrait politique. Je ne remets pas forcément ces thèses en question mais j’amène des nuances.

Que constatez-vous?
Je montre par exemple que voter et élire ne suivent pas forcément les mêmes logiques. Certaines personnes que j’ai interrogées sont attirées par les projets de l’UDC (interdiction des minarets, expulsion des étrangers dits criminels par exemple), mais continuent à manifester un attachement pour le parti socialiste au moment d’élire.

Comment interprétez-vous cela?
Les ouvriers plus âgés ou les anciens immigrés ont développé leur rapport au politique via leur travail, dans des environnements encadrés par des syndicats, donc en s’identifiant à la gauche. Ils manifestent donc des résistances à soutenir en bloc l’UDC. Par contre, ils pourront soutenir ce parti sur des questions «ponctuelles», comme par exemple l’interdiction des minarets.

Vous avez étudié les classes populaires à différentes époques. Que constatez-vous?
On observe qu’il y a toujours eu des divisions au sein des classes populaires, et que leurs pratiques ne sont pas uniformes. A Renens, dans les années 40, elles sont divisées en fonction du statut de l’emploi. Les employés et retraités des CFF, dont le statut est avantageux, sont plus impliqués en politique, notamment au POP, et dans les associations liées au mouvement ouvrier, que les ouvriers travaillant dans le privé.

Dans les années 60-70, c’est la nationalité et le statut de séjour qui divise. Les immigrés sont plus présents dans la construction ou le textile et les Suisses dans l’industrie des machines notamment. Il y a aussi très peu de mélange dans le cadre des loisirs et les associations d’étrangers sont moins connectées aux institutions officielles. Les immigrés sont aussi peu représentés dans la section locale de la FTMH (syndicat de la métallurgie et de l’horlogerie). Dans les syndicats, certains ouvriers soutiennent d’ailleurs les initiatives xénophobes des années 70. Là aussi, ils sont à gauche sur le plan syndical et partisan mais soutiennent des projets xénophobes.

L’extrême droite exploite ces divisions, alors qu’émergent en parallèle des organisations à la gauche du POP, issues de mai 68, qui les remettent en question, organisent des grèves ouvrières et tentent de promouvoir une citoyenneté plus inclusive. Ceci avec le soutien de certains syndicalistes réceptifs à leurs actions.

Qu’en est-il dans les années 2000?
Le soutien des classes populaires aux partis de gauche fléchit. Il se maintient chez les ouvriers qui ont appris via leur travail à s’identifier à la gauche, mais c’est plus fragile. Beaucoup se sentent attirés par les projets de l’UDC, d’autant plus avec un discours de ce parti qui insiste sur la division des classes populaires, mais sans forcément voter directement pour lui. En parallèle, on constate une progressive insertion politique des résidents d’origine étrangère, à la suite de diverses initiatives favorisant leur participation politique. Mais les discriminations restent présentes et ils demeurent minorisés au niveau de l’occupation des places en politique par exemple.

Comment expliquer cela?
Pour certains, l’immigration a induit un déclassement par rapport à la position dans le pays d’origine, ce qui n’encourage pas à avoir beaucoup d’ambition en politique. Quant aux personnes qui occupaient déjà une position d’ouvriers dans leur pays, elles ont des faibles ressources scolaires. Le fait de ne pas maîtriser la langue dominante joue aussi un rôle. Et les résidents étrangers ne rencontrent pas toujours un accueil favorable dans les associations ou les partis. Les candidats aux élections communales subissent en outre le racisme de certains électeurs, qui biffent les noms à consonance étrangère.

Vous constatez également que l’insertion des résidents étrangers, notamment en politique, ne se fait pas forcément là où on pense…
Effectivement. J’ai constaté par exemple que les pompiers intègrent beaucoup grâce à un recrutement ouvert de volontaires. Des personnes qui étaient parfois très éloignées de toute forme de vie publique apprennent à découvrir la ville et les institutions grâce à cet engagement civique, qu’ils ont débuté parce qu’on les a convoqués (la première séance d’information sur les pompiers est obligatoire).

L’insertion peut ainsi passer par des organismes qui ne tiennent pas de discours officiel à ce propos. Au niveau des partis politiques, il y a un discours plus clair, mais qui ne parvient pas forcément à toucher les personnes très éloignées de la vie politique et associative.

Les lieux de socialisation auraient donc un impact plus important sur la participation politique que les discours politiques, par exemple des partis?
Tout à fait. Faire partie d’une association proche de la vie officielle donne des ressources aux membres des classes populaires pour participer. S’engager chez les pompiers, pour certains, c’est apprendre à devenir un citoyen, à s’intéresser à la politique, à se sentir concerné par la chose publique. Les discours politiques, en revanche, ne sont parfois tout simplement pas perçus et peuvent être rejetés par méfiance lorsqu’ils le sont. Être inséré dans des réseaux associatifs ou politiques implique également d’être en contact avec des personnes politisées, qui peuvent encourager à voter.

Vous avez passé beaucoup de temps au sein de la Fourmi rouge, la section de Renens du POP. Qu’est-ce qui caractérise les militants de ce parti? Proviennent-ils des classes populaires?
La Fourmi Rouge effectue une grande variété d’activités pour faire vivre le Parti: distribution du bulletin aux habitants, marché aux puces, fêtes, stands politiques, etc. Cela permet aux membres de s’intégrer de diverses manières et pas seulement en prenant la parole en assemblée. Je pense que c’est une spécificité de la Fourmi Rouge par rapport à d’autres partis de gauche. Les classes populaires sont donc présentes au sein de ce parti. Et en particulier des militants d’origine étrangère, en raison d’une volonté d’intégrer dès les années 1980 et de liens avec d’autres partis communistes. Malgré cela, ils demeurent toutefois minorisés au niveau de l’occupation des places en politique.

Votre recherche permet-elle de comprendre l’abstention?
Je me suis plus intéressé aux personnes qui sont insérées dans des associations ou partis et qui sont donc plus enclines à participer. Mais l’abstention est un phénomène ancien. Depuis les années 50, environ un électeur sur deux ne se déplace pas aux urnes dans le canton de Vaud. Au niveau local, j’ai constaté que sur 10 scrutins, entre 2011 et 2012, un électeur sur trois n’a pas participé et est donc entièrement retiré de la vie électorale.

Yassin Boughaba défendra sa thèse intitulée «Citoyennetés populaires en Suisse. Sociabilités et politique à Renens (1945-2013)», le 23 novembre 2016 à 9h, Bâtiment Géopolis, Université de Lausanne.