Trois décennies d’activisme anticommuniste

Livre • La véritable somme historique écrite par Michel Caillat décrit l’Entente internationale anticommuniste, organisation créée par le genevois ultraconservateur Théodore Aubert, avocat et conseiller national entre 1935 et 1939.

L’avocat genevois Théodore Aubert est le principal inspirateur et animateur de l’Entente internationale anticommuniste créée en 1924.

Dans de nombreux ouvrages historiques, il est fait allusion à l’Entente internationale anticommuniste (EIA), dont le siège était à Genève. Mais, avec le monumental ouvrage de Michel Caillat, c’est la première fois qu’une étude spécifique et approfondie lui est consacrée. Elle a été présentée en 2013 comme thèse de doctorat, que l’auteur a défendue à l’âge de …68 ans. Caillat a eu la chance que les archives de l’EIA soient enfin ouvertes au public, ce qui n’enlève rien au mérite de son énorme travail. Remarquons aussi que son livre est fort bien écrit, or ce n’est pas toujours le cas dans les travaux académiques contemporains.

Une Fédération patriotique suisse
L’histoire de l’EIA est indissolublement liée au nom de l’avocat Théodore Aubert (1878-1963). Ce rejeton de la haute bourgeoisie protestante de Genève se montrera fidèle à l’héritage spirituel et politique de son milieu, ultraconservateur et accessoirement antisémite. Toute sa vie, il témoignera de son horreur de la révolution. Lors de la grève générale de 1918, il participe, avec Gonzague de Reynold et d’autres, à la création des gardes civiques, qui s’unissent en 1919 dans le cadre de la Fédération patriotique suisse. Ces épisodes constituent la genèse de l’EIA. Mais il faudra un facteur déclenchant. Ce sera, le 10 mai 1923, l’assassinat du diplomate soviétique Vatzlav Vorovsky à l’hôtel Cecil à Lausanne, attentat commis par un Suisse de Russie, Maurice Conradi. Le procès qui va suivre, qui se soldera par le scandaleux acquittement de l’accusé, sera non pas celui de l’assassin, mais celui du bolchevisme, dans une atmosphère de haine antisoviétique attisée par toute la presse bourgeoise. Théodore Aubert y participe comme avocat du complice de Conradi. Sa plaidoirie est un pamphlet contre le régime de Moscou. C’est à cette occasion qu’il fait la connaissance du Dr Lodygensky, délégué de la Croix-Rouge russe émigrée, mais surtout ardent pourfendeur du communisme.

De l’affaire Vorovsky naît le projet de créer l’Entente internationale contre la IIIe Internationale dont, curieusement, elle calquera le modèle organisationnel, sans jamais devenir pourtant, comme le Komintern et ses organisations affiliées, un mouvement de masse. Très vite, Aubert trouve des appuis financiers chez quelques banquiers genevois. Le 13 mars 1924, l’Entente est officiellement créée. Son Bureau sera toujours basé à Genève. Sur le plan international, il trouvera des soutiens enthousiastes dans une partie de la haute noblesse, des cadres de l’armée et des magnats de l’industrie britanniques, auprès du maréchal Mannerheim en Finlande et, de manière générale, auprès des milieux nationalistes et réactionnaires, voire fascistes ou fascisants, de plusieurs pays. Alors qu’après la défaite de l’Armée rouge en Pologne et l’échec des tentatives révolutionnaires en Allemagne (les Spartakistes) et en Hongrie (le gouvernement Béla Kun), la révolution semble confinée dans un seul pays, l’Union soviétique, l’EIA ne cessera d’agiter l’épouvantail bolchevique et le danger de subversion à l’échelle mondiale.

Michel Caillat se penche ensuite sur l’aspect organisationnel de l’Entente. On remarquera notamment que le Bureau recrute systématiquement ses collaborateurs/-trices dans les vieilles familles protestantes de Genève. Un nom reviendra fréquemment, celui de Raymond Deonna (1910-1972), un jeune juriste qui sera extrêmement actif dans l’EIA, avant de faire une brillante carrière politique dans les rangs du Parti libéral genevois. L’Entente crée des centres nationaux, avec plus ou moins de succès. Le centre belge est particulièrement efficace. Il établit par exemple des listes noires de dockers d’Anvers appartenant au Club des Marins révolutionnaires. L’Entente ne rencontre en revanche que peu de succès en Allemagne: en effet, par le Traité de Rapallo (1922), la République de Weimar peut sortir de son isolement de nation vaincue en se rapprochant, y compris sur le plan militaire, de l’Union soviétique elle aussi isolée. Les attaques constantes de l’EIA contre l’hydre bolchevique y tombent donc à plat. Hors d’Europe, c’est dans le Japon impérialiste et belliciste que l’Entente s’implante le mieux. Elle soutiendra d’ailleurs totalement l’agression nippone contre la Chine.

Tout comme le Komintern avait créé des mouvements satellites, tels que le Secours rouge ou le Comité pour la paix d’Amsterdam-Pleyel, l’EIA crée des organisations auxiliaires. Elle se rapproche, dans les Eglises chrétiennes, des milieux les plus réactionnaires, de surcroît souvent antisémites. Cette alliance débouchera en 1933 sur l’organisation Pro Deo, censée lutter contre la progression du matérialisme athée venu d’URSS. Elle s’oppose à la Société pansoviétique pour les échanges culturels avec l’étranger, plus connue sous le sigle de VOKS.

Une influence diffuse sur les milieux dirigeants

L’EIA n’a pas vocation – ni les moyens – d’agir sur les masses. Elle cherche surtout à influencer les dirigeants, à les «antibolcheviser». Même si son action n’est pas quantifiable, car Aubert et ses collaborateurs «avancent masqués», comme l’écrit Caillat, elle aura eu un impact certain sur Pétain et surtout Franco. En Suisse, l’Entente a des liens étroits avec de nombreux cadres de l’armée, tel le très germanophile (et bientôt pro-nazi) colonel Eugen Bircher. Elle exerce une influence certaine sur deux conseillers fédéraux, Jean-Marie Musy et Giuseppe Motta. Le Bureau a aussi une importante activité éditoriale. Il publie nombre de brochures et, à partir de 1926, la Revue internationale antibolchevique. Il peut compter sur le soutien sans faille de la Gazette de Lausanne, et surtout du Journal de Genève pour répercuter ses thèses. Ce dernier glisse vers des positions de plus en plus conservatrices et antisocialistes.

Le résultat le plus concret de l’EIA aura été de torpiller toute relation économique, diplomatique et même culturelle avec l’URSS. Or un accord commercial était ardemment souhaité par le patronat industriel et les producteurs fromagers helvétiques, notamment lors de la crise économique, pour écouler leur production dans le grand marché russe. On doit certainement à l’influence de l’Entente le vote négatif de la Suisse, lorsqu’il est question en 1934 d’admettre l’URSS dans la Société des Nations. Son admission, selon la phraséologie assez délirante du Dr Lodygensky, ferait de «Genève, siège de la Société des Nations, une Cité bolcheviste et Sans-Dieu»! L’EIA réussit également à créer un climat délétère envers les étrangers en général, les personnes de gauche et surtout les Juifs. C’est ainsi que la nationalité suisse est refusée en 1925 au Dr Aron Starobinsky, le père de l’illustre homme de lettres Jean Starobinski. En revanche, au lendemain de la fusillade du 9 novembre 1932, le Bureau échouera dans sa tentative de présenter la manifestation organisée par Léon Nicole comme un complot révolutionnaire. Ce fantasme ne sera pas retenu par l’accusation lors du procès. En résumé, l’auteur affirme que l’Entente a laissé «une empreinte idéologique non négligeable sur l’opinion conservatrice», suisse et étrangère.

Collaboration avec les régimes fasciste, nazi et impérialiste nippon, puis déclin

On l’a vu, l’Entente a exercé une influence importante sur le caudillo Fransisco Franco. Pendant la guerre civile espagnole, il va sans dire qu’elle soutient le camp nationaliste par une ardente propagande. Quant à l’avènement de Hitler, il est perçu comme «un terme à la gangrène bolcheviste» et «un coup extrêmement dur porté au Komintern». Il semble maintenant avéré que le régime nazi a alloué des subsides à l’EIA. Cependant celle-ci prendra ses distances, quand l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne et celle de l’Albanie par l’Italie démontreront la volonté expansionniste des deux régimes fascistes. Le pacte germano-soviétique sera aussi un coup dur pour l’Entente.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’EIA, en Suisse, se met au service de la Défense spirituelle et participe à la traque du bolchevisme: interdictions des organisations d’extrême gauche et de leur presse. Quant à l’opération Barbarossa de la Wehrmacht contre l’Union soviétique, lancée le 22 juin 1941, elle est d’abord une divine surprise pour les dirigeants de l’EIA. Mais l’espoir de voir écrasé le communisme va faire place à la désillusion, suite à la résistance acharnée puis aux victoires de l’Armée rouge. Désormais, l’EIA n’est plus du tout en phase avec les sentiments du peuple suisse, qui éprouve de plus en plus de sympathie envers l’URSS. Elle ne peut rien faire contre la création du Parti suisse du Travail, les 14 et 15 octobre 1944. Le Conseil fédéral, lui, veut régulariser le plus rapidement possible ses relations avec l’URSS. L’Entente est frappée par le discrédit qui affecte au sortir de la guerre toutes les organisations d’extrême droite qui ont sympathisé avec le fascisme et le nazisme. Elle est l’objet des attaques de la gauche, en particulier de la Voix ouvrière qui stigmatise son passé et son acharnement antisoviétique.

Finalement, l’EIA se saborde le 27 novembre 1950. Mais elle aura suscité des émules, tels que le Centre suisse d’action civique, nom officiel de l’officine de délation de Marc-Edmond Chantre, les activités occultes d’Ernst Cincera en Suisse alémanique, et en fait toute la mentalité de chasse aux sorcières communistes qui aboutira au scandale des fiches. C’est, avec force détails, cette histoire passionnante qui est dévoilée par le contenu de la riche étude de Michel Caillat. n Pierre Jeanneret Michel Caillat, L’Entente internationale anticommuniste de Théodore Aubert. Organisation interne, réseaux et action d’une internationale antimarxiste, 1924-1950, Société d’histoire de la Suisse romande, 2016, 781 p.