Le silence de Dieu, le chant de Levinas

Musique • Bouleversante d’intensité dramatique, la Passion selon St Marc créée à Lausanne, Genève et Fribourg, ne laisse pas indemne l’auditeur subjugué.

Ecrire une passion après Auschwitz, est-ce possible? Les récits des évangiles se veulent porteurs d’espoirs – Jésus est mort en vue de la rédemption et de la résurrection -, mais ont conduit à 2000 ans d’antisémitisme et de persécutions; le drame de la Shoah, c’est la désespérance totale «sans deuxième ciel» (Paul Celan), l’irréparable, l’impardonnable – les Juifs sont morts à cause de leur fidélité de peuple choisi, élu, pour témoigner du Dieu unique. Dans la Passion selon St Marc, une passion après Auschwitz, Michaël Levinas dépasse l’irréconciliable déchirure entre judaïsme et christianisme, non pas en la gommant, mais par une unité de forme et de langage qu’il puise dans les principes de la cantillation liturgique et de la psalmodie religieuse et qui est portée par une loyauté esthétique exceptionnelle. Jusqu’au silence final qui est encore musique et qui a bouleversé le public venu à l’église St-François à Lausanne, le jour de la création.

On jouait à guichets fermés; les applaudissements et le rappel des artistes par une assemblée debout témoignaient de ce que tous avaient été touchés. Car, qu’on soit juif ou chrétien, agnostique ou croyant, la mort, celle de Jésus sur la croix, celle des juifs gazés à Auschwitz, celle de «toutes les victimes de la haine de l’autre», la mort, par nature, c’est l’intolérable scandale, l’absurde de toute vie, quel que soit le sens ou le non-sens qu’on lui donne. L’œuvre de Michaël Levinas, bouleversante d’émotion et de force dramatique, restera certainement un événement d’importance tant musicale que philosophique et théologique.

Une musique qui interpelle
La musique de Levinas interpelle en inscrivant la Passion dans un peuple particulier, celui du juif Jésus, marqué par ses fêtes, dont la Pâque, et ses rites. Elle s’ouvre avec des prières liturgiques juives que le chœur fait entendre en ouverture, dans une polyphonie multiple qu’on retrouve ensuite lors des interventions de la foule et des disciples ponctuant les épisodes de la passion. Vient le récit de Marc jusqu’à la mise au tombeau, entrecoupé des lamentations de la mère pleurant son fils, alors que la dernière partie reprend deux poèmes de Paul Celan, avec l’imploration du fils dont la mère est morte à Auschwitz; l’orchestre alors se tait, ne reste que la voix poignante de sensibilité et de ferveur de Marion Grange, chantant l’humaine désespérance et, parce qu’elle est humaine, sa part de tendresse.

Mais on hésite à citer une soliste plutôt que les autres tant la communion entre les interprètes était impressionnante: avec Magali Léger, l’autre soprano, elle aussi vibrante d’émotion, Guilhem Terrail, contre-ténor, évangéliste d’une intelligence expressive exemplaire, Mathieu Dubroca, baryton, un Jésus émouvant, dont le cri «pourquoi m’as-tu abandonné» vous transperçait le cœur; et puis il y avait l’OCL, l’Ensemble vocal de Lausanne et le chef, Marc Kissoczy, remarquable de précision et de sensibilité.

La musique de Levinas chante, pleure, tremble, crie, murmure. Elle n’illustre pas, elle vit la passion subie à Golgotha et à Auschwitz, alors que Dieu se tait, les hommes aussi. Par moments elle traduit, âpre et forte, la violence qui se dégage de certains passages du rite funéraire juif et de l’évangile de Marc. Elle semble naître du texte. Le mot engendre le son, qui lui donne sens. Des rythmes, des accentuations, des intervalles, des motifs réapparaissent, se métamorphosent, chargés de signification, assurant une cohérence perceptible pour l’auditeur au-delà de toute l’exégèse savante qu’on peut faire de la partition.

Les timbres, extrêmement raffinés, résultent de la combinaison et de l’usage particulier des instruments (qui se douterait s’il ne le voit pas que les violoncellistes vont soutenir une tenue, lors du reniement de Pierre, en soufflant dans des harmonicas?); ce n’est pas la recherche d’un quelconque inouï, mais une adéquation, voire un prolongement ou une anticipation du texte. On est saisi, on est ému.

A réécouter sur l’une des quinzaines de chaînes qui ont enregistré et télévisé l’événement et en ouverture du festival Musica de Strasbourg en septembre.