Lénine a disparu de l’Ukraine

Livre • Dans «Looking for Lenin», le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert racontent le déboulonnage systématique de 5000 statues du leader révolutionnaire russe.

Dans le champ de l’effigie politique, la destruction des statues réalise l’exécution du souverain déchu et lui donne un deuxième mort. (©Niels Ackermann / Lundi 13)

Voici un livre qui relate une entreprise iconoclaste, au sens propre du terme! Les monuments de propagande étaient omniprésents dans l’espace soviétique. Par leur style, ils répondaient à l’esthétique communiste. Qu’en est-il advenu à la chute de l’URSS? Le photographe suisse Niels Ackermann et le journaliste français Sébastien Gobert se sont penchés sur le cas emblématique de l’Ukraine, qu’ils connaissent bien. Là, on a assisté au «Leninopad» (littéralement «chute de Lénine»). Après que l’Ukraine eut quitté l’Union soviétique, en 1991, on y a assisté au déboulonnage systématique des statues du leader bolchevique.

La deuxième vague de déboulonnage s’est produite après 2004, lorsque fut mis en avant le «Holodomor», famine provoquée par Staline qui a tué sept millions de personnes en 1932-1933. Il y avait 5000 statues de Lénine en 1991. Il n’en reste plus une seule en place. Ces actions de destruction de l’ancienne idole sont perçues de deux manières opposées: les uns y voient l’expression d’un coup d’Etat fasciste (ainsi la présence d’extrémistes encagoulés qui hurlaient en démolissant ces statues), les autres la volonté de rompre avec le passé soviétique et de rejoindre l’Europe.

Parfois d’authentiques œuvres d’art
Certaines de ces statues étaient pourtant d’authentiques œuvres d’art, parfois réalisées dans un matériau coûteux comme le quartzite rouge, pierre rare qui est aussi celle du tombeau de Napoléon. Il n’en reste plus que les socles, parfois couverts de graffitis. Le traitement des statues abattues a été différent. Les photographies qui forment l’essentiel du livre Looking for Lenin en présentent un large échantillon. On y voit des statues couchées devant des barres d’habitation. Des bustes, des têtes, des membres démantibulés de Vladimir Ilitch gisent à terre comme des cadavres en décomposition.

D’autres statues, il est vrai, ont trouvé leur place dans des musées d’art. D’autres encore traînent, abandonnées, au milieu d’objets hétéroclites ou de gravats. L’une demeure debout, mais solitaire dans une Maison de la Culture saccagée. Un artiste en a placé une série dans sa propriété, où les enfants peuvent les peinturlurer. Ailleurs, on peut voir une étrange statue transformée en cosaque, devenu un symbole de la liberté de l’Ukraine. Enfin certaines d’entre elles ont été vendues au prix du métal… La reproduction de cartes postales de l’ère soviétique nous permet de voir nombre de ces statues alors en pleine gloire, debout et in situ. Relevons le fait que les photographies de Niels Ackermann feront l’objet d’une exposition aux Rencontres d’Arles en juillet 2017.

Des témoignages contradictoires sur la «décommunisation»
A l’intérêt documentaire de ces photographies, qui ont demandé un véritable travail de recherche quasi archéologique, s’ajoute celui de nombreux témoignages. Or ceux-ci sont fort contradictoires. Pour un ancien policier, Lénine «faisait partie de la ville. Il appartient à notre histoire». Il en est réduit aujourd’hui à surveiller sa statue abattue, afin qu’on n’en vole pas le bronze… Halyna voit en lui «le symbole de la répression, et de la mort de millions de personnes», une opinion partagée par plusieurs témoins. Lioudmila pense, elle, que «la décommunisation, c’est la peur», celle du passé. Elle prône la création d’un parc des statues, qui «attirerait les touristes»… Une «Babouchka» considère le déboulonnage de «la belle statue dorée» de son village comme une honte. Un universitaire reconnaît les acquis de l’ère soviétique, notamment en termes d’infrastructures et d’éducation. Oleksandr rappelle ce dicton: «Si vous tirez sur l’histoire au pistolet, elle ripostera au canon». Alors qu’un maire d’une petite ville relègue Lénine «dans les oubliettes de l’histoire».

D’autres encore se disent plus préoccupés par la situation économique dramatique que par la «décommunisation», officielle et entérinée dans la loi depuis mai 2015. Une artiste dénonce d’ailleurs dans cette dernière une nouvelle «idéologie d’Etat», un nouveau totalitarisme.

A travers ces divers témoignages, rapportés sans a priori unilatéral des concepteurs de l’ouvrage, on a un kaléidoscope des opinions politiques et des regards sur l’histoire de l’Ukraine contemporaine. Le projet photographique qui porte le livre n’est donc pas prioritairement esthétique. Il soulève de nombreuses questions.

Niels Ackermann & Sébastien Gobert, Looking for Lenin, éd. Noir sur Blanc, 2017, 176 p.