Décider de ce qui se trouve au supermarché

Alternatives • L’agriculture contractuelle de proximité se développe un peu partout. Reto Cadotsch, qui a fondé en 1978 les Jardins de Cocagne, à Genève, est l’un des pionniers de cette façon différente d’envisager le lien entre consommateurs et producteurs. Son prochain projet, un supermarché participatif, est inédit en Suisse.

Les Jardins de Cocagne, fondés par Reto Cadotsch, continuent à offrir aux coopérateurs des paniers de fruits et légumes dans le cadre d’une agriculture maraîchère de proximité.

Comment votre parcours vous a-t-il mené vers vos activités actuelles?
Reto Cadotsch Après ma maturité, j’ai fait une année sabbatique en Sicile. J’y ai rencontré des Italiens rentrés de Suisse qui avaient fondé, avec le soutien de militants genevois, une coopérative. Affiliée à Lotta Continua, formation politique italienne maoïste, communiste et révolutionnaire, celle-ci avait pour but de vendre des produits en dehors des circuits contrôlés par la mafia. A mon retour, je suis allé étudier l’agriculture tropicale à Stuttgart et j’ai obtenu le titre d’Ingénieur agronome. Je voulais alors travailler dans le Tiers-Monde, dans les pays qui faisaient la révolution. Pendant mes études, j’ai assisté à une conférence donnée par des paysans de Loire Atlantique (Bretagne) qui avaient fondé le mouvement «Paysans en lutte» autour du syndicaliste paysan Bernard Lambert. Je suis ensuite allé les rencontrer. C’est à cette époque que j’ai compris que la révolution, il fallait la faire chez nous.

Quel a été l’impact de votre séjour en Bretagne?

Au cours de mes études, la situation en Allemagne s’était durcie, les années de plomb, l’Armée Rouge, la répression de l’Etat, les communistes entièrement inféodés aux dirigeants de la soi-disant République démocratique d’Allemagne… On voyait que le communisme d’Etat générait une bureaucratie corrompue et que le libre marché créait des inégalités profondes. Il fallait donc chercher autre chose. Nous croyions à un changement mené par la société civile.

En collaboration avec les Paysans en lutte, nous avons commencé à élaborer en Bretagne un modèle local concret conduit par la société civile. Des architectes, agronomes, vétérinaires, maçons et paysans se sont auto-organisés en groupes de travail pour collaborer dans les fermes. Il y avait par exemple un groupe de travail «médecine préventive»: au lieu de payer le vétérinaire pour chaque acte médical réalisé, selon le modèle libéral, les paysans payaient une cotisation par tête d’animal et le vétérinaire était salarié. Celui-ci était ainsi encouragé à promouvoir des formes d’élevage respectueuses et à prévenir toute forme de maladie chez les animaux. Le principe était, en somme, de payer pour la santé des vaches et pas pour la maladie. En Bretagne, trois vétérinaires tournaient de ferme en ferme pour pratiquer ce type de médecine préventive. C’était un système forfaitaire solidaire, non organisé par l’Etat et encore moins par le marché, mais par la participation volontaire des fermiers. Nous recherchions des modèles pour une société planifiée et organisée par leurs acteurs eux-mêmes.

Cette même réflexion a conduit à la fondation des jardins de Cocagne?
Oui. En 1978, après une année en Bretagne, je suis revenu à Genève. Il y avait alors dans la ville un fort mouvement antimilitariste et contre la spéculation immobilière, ce qui allait déclencher plus tard la grande époque des squats genevois. Les gens vivaient déjà beaucoup en communauté, ou en colocations collectives. Ils avaient souvent des jardins et faisaient les courses alimentaires ensemble. Ils avaient un système d’achat en gros à la fin du marché et faisaient ensuite le tour des maisons pour distribuer les marchandises.

Je leur ai alors proposé de créer les jardins de Cocagne. Nous avons commencé par cultiver les jardins des maisons avant de louer, un an plus tard, un terrain dans la campagne genevoise. La cinquantaine de coopérateurs recevait son sac de légumes hebdomadaire dont le prix était déterminé par les frais fixes, notamment les salaires des jardiniers. Les gens étaient enthousiastes.

Etiez-vous en contact avec d’autres expériences similaires?
Nous avons appris bien plus tard qu’il existait des modèles semblables au Japon et aux Etats-Unis, mais les seuls contacts que nous avions alors se situaient en Bretagne et en Ardèche. Nous étions également membres d’Uniterre et de la Via Campesina. Je n’ai jamais envisagé Cocagne comme un modèle économique à reproduire mais comme une démarche de recherche de solutions et de «reprise de pouvoir» au niveau local, faisant partie d’un mouvement général en ce sens. L’expérience a été imitée un peu partout, mais il pourrait sans doute en exister des centaines d’autres. Les gens ont besoin de s’accrocher à un modèle. Dès que ça marche, il y a une sorte de paresse à imaginer d’autres possibilités.

Qu’est-ce que le Supermarché Participatif Paysan, votre projet actuel?
Ce projet verra le jour dans le nouvel écoquartier des Vergers à Meyrin. Dans le cadre de la réalisation d’écoquartiers, les urbanistes prennent en général en compte les questions d’isolation des maisons et des transports, en limitant l’accès des voitures, mais lorsque l’on en vient aux biens de consommation, ils pensent d’abord à l’installation d’une Coop ou d’une Migros. Nous avons donc amené la question de l’alimentation, qui représente 50% de notre empreinte écologique et proposé d’organiser un système de distribution direct entre producteurs et consommateurs. C’est l’idée du Supermarché participatif paysan. Celui-ci ne se réduira pas à l’alimentation, mais à tous les besoins de base des habitants (dentifrice, papier toilette etc….) Si tout va bien, il ouvrira courant 2019. Des projets de ce type existent déjà en France et aux Etats-Unis, mais l’expérience est inédite pour la Suisse.

Comment fonctionnera-t-il?

Nous sommes à la recherche de 1000 membres prêts à donner deux heures de leur temps par mois. Une cotisation unique de 100 francs sera également demandée. Chacun peut s’impliquer selon ses motivations. Par exemple pour créer de nouvelles filières alimentaires, c’est-à-dire trouver des fournisseurs locaux prêts à participer à l’expérience. Lorsque le supermarché ouvrira, il s’agira aussi de participer à la caisse, au nettoyage, etc… Nous lancerons une grande campagne à ce sujet à l’automne.

Il s’agit de défendre l’idée que les rayons du supermarché appartiennent au consommateur et qu’il n’y a pas besoin de déléguer l’approvisionnement à des spécialistes. Cela pourrait aller jusqu’à choisir quel blé nous souhaitons pour quel pain. L’expérience réunit autour de la table les consommateurs, les transformateurs et les paysans.

Nous croyons que la société civile est capable d’organiser son propre approvisionnement. Nous nous inscrivons en ce sens dans la réflexion du mouvement Alternatiba, qui vise à rechercher des solutions pragmatiques localement dans une démarche globale pour une autre économie et préserver notre planète.

Plus d’informations sur le supermarché participatif: spp-vergers.ch