«L’Etat laisse le pilotage aux assureurs»

Suisse • Où va l’assurance maladie? Trois connaisseurs répondent à nos questions: Jean-François Steiert, ancien conseiller national socialiste, spécialiste de la santé au PS et conseiller d’Etat fribourgeois, Jean Blanchard, secrétaire général du Mouvement populaire des familles (MPF) et Bernard Borel, ancien député POP vaudois et pédiatre.

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La semaine dernière, le chef du Département fédéral de l’intérieur Alain Berset informait les assurés que les primes maladie augmenteraient de 4% en moyenne en 2018. Un jour plus tard, un comité, emmené par les Conseillers d’Etat Mauro Poggia et Pierre-Yves Maillard, annonçait le lancement de deux initiatives fédérales dont l’une entend favoriser la création de caisses cantonales de compensation pour l’assurance maladie (voir notre article). Membres des comités d’initiative des deux textes qui viennent d’être lancés, le Fribourgeois Jean-François Steiert et le Genevois Jean Blanchard dénoncent les dérives actuelles de la LAMal et expliquent les contours de leur initiative, en compagnie du Vaudois Bernard Borel.

Cette année, les hausses des tarifs de primes d’assurance maladie atteindront de nouveau sommets. Cette augmentation inexorable des primes est-elle compréhensible?
Jean Blanchard Le calcul des primes annuelles ne se base pas sur les coûts réels de la santé, mais sur les prévisions des risques potentiels de l’année suivante. Ce qui pousse le système à la hausse de façon aléatoire. De plus, chaque année, les assureurs qui pratiquent des primes basses voient affluer beaucoup de nouveaux assurés et doivent donc reconstituer les réserves pour ceux-ci. Cela a un effet inflationniste qui n’apporte aucune amélioration des prestations aux assurés.

Bernard Borel Les raisons sont multiples. Il y a d’abord la nécessité pour les caisses de reconstituer leurs réserves comme on le voit dans le cas d’Assura. Ensuite, avec la fin du moratoire sur l’installation des médecins en 2016, on a vu proliférer l’ouverture de cabinets de médecins spécialistes en provenance de l’UE. Des spécialistes qui travaillaient en hôpitaux avec contrainte de garde ont aussi quitté le secteur public et en ont profité pour ouvrir des cabinets. Dans les cantons de Vaud et du Valais, on voit ainsi fleurir des centres de santé suffisamment grands pour des opérations ambulatoires fortement rémunératrices. On est loin de la médecine de proximité. Autre exemple de cette perte de maîtrise: En 2005, j’avais déposé une motion pour que le canton régule les équipements médicaux lourds. Il aura fallu attendre 11 ans pour que cette mesure entre en vigueur.

Jean-Francois Steiert La hausse n’est pas si étonnante du fait que les coûts de la santé continuent à augmenter régulièrement. La question est de savoir si la Suisse, pays riche, peut offrir les mêmes prestations de qualité de façon plus efficace et plus équitable. Dans notre pays, les assurés paient 65% des coûts, alors que dans le système scandinave, cette quote-part privée tourne autour de 10% et autour de 20 à 30% dans le reste de l’Europe. La Suisse offre aussi les primes les plus chères pour les bas salaires, alors qu’elle fournit les primes les meilleur marché pour les gros salaires. Face à cette logique qui bafoue l’équité, il serait nécessaire que l’Etat s’engage plus dans le financement du système de santé. Il s’agit d’un choix politique. Cela peut passer par une augmentation des subsides pour les assurés. Ces aides ne sont finalement qu’une redistribution judicieuse de l’impôt. Le peuple serait prêt à accepter une telle hausse si elle permet le maintien d’un système de qualité. Aux USA, 20% du PIB est actuellement consacré aux dépenses de santé contre seulement 12% en Suisse.

Les assureurs estiment que le suréquipement médical est aussi à la base du problème. Qu’en pensez-vous?

JBd Pour les assureurs, ces hausses ne sont jamais de leur faute. Il y a bien entendu des éléments objectifs qui augmentent les coûts de la santé, comme la présence d’équipements spécialisés pour la médecine de pointe, ou le fait que les dernières années de vie coûtent de plus en plus cher, mais toute une partie de ces surcoûts doit être aussi imputée à l’administration des caisses, notamment des frais occasionnés par les changements de caisses – environ 200 francs par changement, soit environ 100 à 200 millions suivant les années -, les frais des démarcheurs et les coûts de la publicité.

Pour pallier ces hausses, les cantons proposent des subsides aux assurés les plus en difficulté. Est-ce que l’on n’atteint pas les limites dans cette méthode?
JBd On constate de grandes disparités entre les cantons. Genève a annoncé qu’il atteignait la limite du supportable avec 330 millions de subsides et propose de supprimer le subside minimal de 30 francs, sous réserve de décision du parlement. Dans le canton de Vaud, le Conseil d’Etat envisage de proposer d’accroître dès 2019 ses aides. A l’opposé, certains cantons suisses alémaniques ont renoncé durant plusieurs années à utiliser l’entier de la quote-part de subventionnement fédéral et n’ont octroyé que de faibles subsides cantonaux.

Pour nous, dans la situation actuelle, le subventionnement de primes reste positif, mais ce n’est pas la meilleure solution. Le MPF préférerait qu’on instaure des primes proportionnelles au revenu. Il n’est pas normal qu’un millionnaire paie le même montant de prime que des petits revenus. Nous souhaiterions aussi que l’Etat participe plus au financement des coûts de la santé. La part des ménages dans le financement des coûts de la santé est passée de 56,6% en 1970 à 62,1% en 2010. Inversement, la part de l’Etat est passée de 49,5% en 1970 à 31,1% en 2010. Mais il est clair que ces propositions ne sont pas très populaires à Berne.

Le Canton de Vaud prévoit de limiter la part des primes à 10% des revenus d’un ménage en 2019, qu’en pensez-vous?
BBl Cette révision relève du volet social de la Réforme de l’imposition des entreprises (RIE III) et elle n’est pas remise en cause. Au niveau fédéral, une proposition allant dans ce sens a été récemment refusée. Le canton de Vaud sera donc précurseur. Ce que les assurés ne peuvent pas payer sera pris en charge par l’ensemble des contribuables, par l’impôt. Il s’agit d’une resocialisation des coûts. Aujourd’hui, 25% des Vaudois reçoivent une subvention. Avec le nouveau système, ils seront 40% à en bénéficier. On ne peut que saluer cette initiative.

Que pensez-vous du pilotage de l’Etat fédéral dans ce dossier? On a l’impression qu’il est en retrait, si on le compare à son implication dans le dossier des retraites?
JBd La bagarre pour le pilotage de l’assurance est constante. Les assureurs voudraient avoir la haute main sur la gestion de la santé, les pharmas aussi. Chacun y va de son côté, en tirant à hue et à dia, dans tous les sens. Les autorités fédérales laissent de plus en plus le pilotage du système santé aux assureurs. Il n’y a actuellement pas un vrai pilote du système de santé en Suisse. Ce rôle devrait être assuré par l’Etat.

BBl Les politiques n’ont plus le contrôle du système et les assureurs n’ont pas envie que l’Etat intervienne dans le secteur de santé et renforce la solidarité qui était à la base de la LAMal. Leur objectif est de pouvoir créer des antagonismes entre jeunes et vieux, entre malades et bien portants ou entre personnes obèses et en bonne santé. On l’a bien vu dans l’instauration du système de franchises basses et hautes. Les assureurs veulent aussi diminuer le catalogue de l’assurance de base qui ne leur rapporte rien, pour offrir de plus en plus de complémentaires privées. Les caisses maladie veulent non seulement choisir leurs patients, mais aussi les médecins, les hôpitaux, voir les cantons avec lesquels elles veulent travailler. Elles préféreront, par exemple, proposer un contrat hospitalier avec le canton de Berne plutôt qu’avec celui du Jura. Les caisses maladie ont perdu leur vocation de mutuelles pour devenir des entreprises qui cherchent avant tout des bénéfices.

Pour vous, la solution passe dorénavant par la création d’institutions de compensation maladie dans les cantons?
JBd Les institutions de compensation maladie cantonale ou intercantonale sont un instrument et un levier pour mieux contrôler les coûts de l’assurance maladie de base. Leur rôle sera de fixer et d’encaisser les primes, de rembourser les prestataires de soins et les assurés et de contribuer au financement de programmes de prévention et de promotion de la santé. Il n’ y aura plus qu’une prime maladie cantonale ou intercantonale, selon le modèle d’assurance et de franchise choisie.

Avec cette institution, la chasse aux bons risques, les frais de changement de caisse, la publicité disparaissent. Il en va de même pour la nébuleuse compensation des risques actuelle. Une institution de compensation cantonale favorise aussi la transparence. Loin de l’opacité actuelle, elles offrent aussi l’avantage de permettre une gouvernance où l’Etat, les patients et les prestataires de soins auront voix au chapitre. Ceci permettra de ne pas s’enliser dans des bourbiers, tels que les discussions qui s’éternisent depuis 7 ans notamment sur les tarifs des hôpitaux au niveau fédéral, sans qu’il n’y ait d’accord en vue. Il sera aussi possible de réduire de moitié les réserves actuelles.

BBl L’objectif de la nouvelle initiative fédérale lancée par Mauro Poggia et Pierre-Yves Maillard va dans le bon sens, puisqu’elle veut que le politique reprenne la maîtrise des primes de l’assurance de base. Cette initiative va permettre d’offrir des primes uniques, mais aussi de réduire les coûts, en réduisant la concurrence entre caisses, les changements de caisses et le démarchage commercial.

JFSt Ce projet de caisse ne devrait pas produire de miracle dans les coûts de la santé. Les assureurs, du fait de leur forte masse critique, ont de plus en plus la mainmise sur l’offre de santé et ses prix. La caisse de compensation permettra surtout de redonner du pouvoir démocratique aux différents acteurs du système. Elle permettra aussi de fixer de grandes orientations, notamment en matière de prévention, éloignées du seul court terme, en privilégiant aussi les préoccupations de santé des citoyens.

Est-ce que cette initiative de caisse de compensation cantonale a une chance de passer dans les urnes, alors que la caisse publique a été rejetée?
BBl Je crois que oui. L’initiative demande un changement de la Constitution pour permettre aux cantons qui le souhaitent de mettre en place une caisse de compensation cantonale d’assurance maladie. Nous sommes à un tournant. Avec la hausse continuelle des primes, le système va se diriger soit vers une solidarité plus grande, avec à terme la perspective de l’instauration d’une caisse unique ou soit vers une médecine à deux vitesses dans la LAMal, avec une prépondérance néfaste des assureurs privés sur la santé.

JFSt Il est clair que les assureurs vont mettre tous leurs moyens financiers pour lancer l’offensive contre notre initiative, comme cela a été le cas dans la votation sur la caisse publique, mais il ne faut pas abandonner sans lutter.