«Il voulait un monde plus juste pour nous tous»

Commémoration • Che Guevara avait imaginé un «homme nouveau», qui ne serait pas mu par des intérêts matériels mais par sa conscience révolutionnaire. Alors que l’on célèbre les 50 ans de sa mort, sa fille Aleida nous a accordé une interview.

Propos recueillis par Martin Schwander

Pouvez-vous comprendre le battage médiatique éternel autour de votre père ou cela vous dérange-t-il parfois?
Aleida Guevara Je peux comprendre l’amour et le respect porté à un homme comme mon père. Mais cela me dérange quand on utilise son image sans respect ou à des fins lucratives.

50 ans après sa mort, le Che est omniprésent dans le monde. Pourquoi est-il toujours si important?
Parce que c’était un homme très cohérent, il disait toujours ce qu’il pensait et faisait ce qu’il disait. Il n’aurait jamais demandé à quelqu’un de faire quelque chose qu’il ne soit capable de faire lui-même. Il était brave, honnête et romantique. C’est pour cette raison que tant de gens essaient de l’imiter. Et c’est très beau de voir ce respect et cette admiration, surtout de la part des jeunes.

Comme petite fille et plus tard comme adolescente, dans quelle mesure étiez-vous consciente d’être la fille d’un leader révolutionnaire?
Mon enfance a été très belle, tranquille et pleine d’amour de la part de tous ceux qui m’entouraient. Jusqu’à ce qu’ils assassinent mon père, je ne me rendais pas compte de qui il était vraiment. Je ne le voyais pas tous les jours mais je le sentais présent, ma mère parlait de lui comme s’il était là. En pleine adolescence, j’ai commencé à éprouver plus son absence et à me demander pourquoi je l’aimais alors que je l’avais connu que si peu de temps. J’ai alors cherché les souvenirs qui me restaient de lui. J’ai commencé à lire des choses qu’il avait écrites et la fierté d’être sa fille est devenue immense. Mais peut-être que c’est avant tout sa simplicité, son amour pour nous et pour ma mère qui a provoqué chez moi le plus de respect et d’admiration. Il était parti vers d’autres terres pour donner le meilleur de lui-même, laissant derrière lui la femme qu’il aimait et ses propres enfants. Mais ce qu’il voulait, c’est un monde beaucoup plus juste pour nous tous.

Vous êtes médecin spécialiste à l’Hôpital William Soler de La Havane. Qu’est-ce qui a influencé votre choix de carrière?
En premier lieu mon père, il est et restera mon meilleur exemple à suivre. Mais mon peuple, qui m’a toujours donné beaucoup d’amour, a aussi eu beaucoup d’influence. Je pense qui la médecine, qui est un service totalement gratuit à Cuba, me permet d’être plus proche des gens et de rendre un peu de ce qu’ils m’ont donné. J’aime beaucoup les enfants, je me divertis avec eux et j’apprends toujours quelque chose. Enfin, l’allergologie, que j’ai choisie comme spécialité, est très liée à mon propre parcours. Je suis asthmatique depuis ma plus tendre enfance et dans mon pays il y a beaucoup de personnes allergiques. Je pense ainsi que je suis utile à mon peuple et à d’autres.

Avec le blocus imposé par les Etats-Unis contre Cuba et la perte des alliés socialistes après 1989, n’a-t-il pas été difficile de maintenir intact le système de santé cubain, la santé de tous les Cubains et en plus d’aider d’autres personnes hors du pays?
Très difficile. Notre système social, le socialisme, nous a permis de continuer à aller de l’avant, en plus de l’immense solidarité qui nous a été manifestée depuis tous les recoins de la planète. Mais il y a aussi la volonté indiscutable du peuple cubain de ne pas perdre ce que nous avions conquis avec tant d’efforts et bien sûr la confiance de Fidel et nos dirigeants dans le fait que oui, nous pouvions nous en sortir. Cela a rendu l’impossible possible. Au lieu de baisser les bras, nous avons cherché des alternatives comme la médecine naturelle et traditionnelle et les connaissances ancestrales des personnes les plus humbles, que nous avons commencé à mettre en œuvre dans tout le système de santé. Nous avons consacré des efforts majeurs à la prévention des maladies et développé des centres d’investigation scientifique avec très peu de moyens économiques, mais en les utilisant bien et pour le bien de tous.

Le blocus continue jusqu’à aujourd’hui, affectant la vie quotidienne de tous les Cubains et par conséquent la santé publique. Y a-t-il eu un quelconque changement depuis le rapprochement diplomatique avec les Etats-Unis?
Non, le blocus se maintient et certains économistes cubains définissent le président Obama comme bourreau de l’économie cubaine. Durant son mandat, nous avons reçu de nombreuses amendes qui ont empiré les effets du blocus et un des secteurs les plus sensibles est justement la santé. Certains médicaments sont très coûteux et le deviennent encore plus quand, pour les acquérir, il faut passer par de nombreux intermédiaires. Cela est toutefois nécessaire pour que le FBI ne détecte pas le vendeur initial. Cela permet d’éviter ainsi une sanction qui peut atteindre 5 à 10 millions de dollars ou que l’entreprise en question ne soit interdite de commercialiser ses produits sur le marché américain.

Dans sa célèbre lettre à Quijano, le Che dresse le portrait de l’homme du 21e siècle, qui n’est pas mu par des intérêts matériels mais par sa conscience révolutionnaire. Cet «homme nouveau» existe-t-il à Cuba?
L’homme nouveau ne sera jamais un produit fini, il faudra toujours grandir et se perfectionner. Mais aujourd’hui on peut voir certains éléments. Par exemple, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a demandé de l’aide à Cuba pour combattre le virus Ebola. Nos médecins ont risqué leurs vies et ont réussi à freiner l’expansion de la maladie. Pourquoi l’OMS s’est-elle adressée à nous et pas à d’autres pays? Parce que nos médecins sont éduqués au respect et à l’amour de l’être humain et nous avons appris depuis longtemps que le sacrifice d’un homme ou d’un peuple n’est pas si important quand ce qui est en jeu est le destin de l’humanité. Voilà les hommes et les femmes que nous avons forgés.

Dans son message aux peuples du monde, qui a été publié en avril 1967 dans la revue Tricontinentale, Che Guevara a écrit qu’il était «absolument juste d’éviter tout sacrifice inutile. Il est donc très important d’évaluer les possibilités effectives dont dispose l’Amérique de se libérer par des voies pacifiques… mais il ne faut nous faire aucune illusion par rapport à la possibilité d’arriver à la liberté sans combattre». Le peuple chilien a pris le chemin pacifique une année plus tard et il a été cruellement réprimé par les forces armées. Au Venezuela aussi, les avancées démocratiques et la souveraineté sont aujourd’hui menacées. Est-ce que vous voyez les doutes de votre père confirmés par les développements récents en Amérique Latine?
Les mots de mon père ont toujours une grande validité. Son discours nous alerte relativement à l’impérialisme américain et ses manipulations et chantages pour tenter de contrôler le monde. Mais cela nous transmet aussi un autre message: «Et si nous étions tous capables de nous unir pour que nos coups soient plus solides et précis, pour que les aides de tous types aux peuples en lutte soient plus effectives. Le futur serait alors si grand et proche!» Les temps changent, mais les besoins basiques des peuples sont les mêmes: souveraineté, liberté, indépendance, possibilité de vivre en paix mais avec dignité. Pour cela, il faut toutefois des changements profonds au cœur des vieilles sociétés et pour y arriver il faut lutter. Il est possible d’arriver au pouvoir par des voies pacifiques, mais pour maintenir ce pouvoir il faut préparer le peuple et la première arme est l’éducation. José Marti disait que pour être libres il est nécessaire d’être cultivés, pour ne pas être trompé ou manipulé.

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Un livre référence signé Jean Ortiz

Par José Fort, paru dans L’Humanité

Il y aura cinquante ans, le 9 octobre prochain, Ernesto Guevara Lynch, dit Che, mourait assassiné sur ordre de la CIA dans une bourgade appelée La Higuera, en Bolivie. Depuis la disparition de celui qui fut, avec Raul Castro, communiste avant l’heure, avant Fidel Castro, on ne compte plus les films, les livres et les articles qui lui ont été consacrés, pour le célébrer ou pour le salir.

À l’occasion de l’anniversaire de son assassinat, on peut s’attendre à une nouvelle avalanche de commentaires, une histoire remodelée, des «secrets» dévoilés, des portraits défigurés. Pour s’y préparer et connaître le parcours de cet homme exceptionnel, ses réflexions, le sens de ses actions et de ses combats, le livre de Jean Ortiz arrive à point. Ancien correspondant de l’Humanité à Cuba, spécialiste reconnu de l’Amérique latine (et de l’Espagne), maître de conférences à l’université de Pau, Jean Ortiz a écrit un livre référence grand public en usant de son expérience journalistique mêlée à son travail universitaire. D’entrée, il fixe le cadre: «La vie et la pensée du Che, laboratoire inépuisable, nous aident à combattre la désespérance, les rêves brisés, la résignation à la non-vie. Nous ne voulons pas que seuls les procureurs et l’accusation aient la parole.»

Un «guérillero» de la pensée et de l’action
Livre référence? Les dates essentielles fixent les moments forts de la vie du Che avec, à chaque moment, une analyse et des réflexions prenant appui sur des faits, des documents, des déclarations: la découverte très jeune de la réalité de l’exploitation impérialiste yankee, l’action dans la sierra au côté de Fidel Castro; les expériences gouvernementales, dans l’économie et l’industrie. Mais aussi son implication dans l’«épuration», les relations avec Fidel, le départ de Cuba, l’internationalisme, la critique à l’égard de la politique soviétique, l’échec bolivien.

Pour Jean Ortiz, Che Guevara «n’est ni un saint, ni Superman, ni un prophète armé, ni un poster mais avant tout un intellectuel communiste, un penseur marxiste, un «guérillero» de la pensée et de l’action». Et «l’heure est venue de faire descendre le Che de sa statue», de le «déstatufier, pour retourner à la pensée vivante du camarade Guevara sans jusqu’au-boutisme». Écrire sur Cuba, ou sur le Che, en France est «une entreprise difficile», pour Jean Ortiz. Et il est vrai, j’en suis un des témoins, que les mêmes accusations sans preuve, les mêmes clichés, les mêmes calomnies reviennent inlassablement depuis 1959. Les médias français en 2017 bêlent à ce propos de la même manière et en utilisant les mêmes mots que leurs ancêtres du siècle dernier. Ils n’y pourront rien «car Che «vaincu» s’est transformé en icône parce qu’un peu de notre humanité, en mourant avec lui, garde toute son incandescence». Après l’avoir fusillé, les militaires boliviens avaient coupé les deux mains du Che. Pour l’écrivain et poète Serge Pey, qui écrit la préface de Vive le Che!, «cet homme n’a jamais eu vraiment les mains coupées. Au même instant où le soleil a cessé son jeu cruel, il a reçu nos mains en partage».

Vive le Che! Jean Ortiz, préface de Serge Pey Editions Arcane 17 243 pages