Des sorcières mal aimées en Zambie

Cinéma • Un docu-fiction aborde les «camps de sorcières», incarnation de graves atteintes aux droits humains et de la condition invivable faite à des femmes en Afrique subsaharienne.

L’héroïne du film de Rungano Nyomi, inspiré par le fameux conte d’Alphonse Daudet «La chèvre de Monsieur Seguin», doit choisir entre être attachée comme une sorcière dans un camp ou devenir libre en étant transformée en chèvre. (DR)

Pour son premier long-métrage en forme de conte inspiré de La Chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet» (dans le sens qu’il existe un chemin pour l’émancipation mais que son «prix à payer» engage la vie de la victime elle-même), la réalisatrice, née à Lusaka et installée au Portugal, Rungano Nyoni, 35 ans, explore la triste réalité de camps de travail et de détention destinés essentiellement à des femmes âgées. En Zambie, au Kenya et surtout au Ghana, elles sont accusées de «sorcellerie» et y sont parquées dans des conditions parfois inhumaines, sans eau ni électricité. En cas de refus d’emprisonnement, ces femmes risquent le pire: la lapidation ou le meurtre.

Situations sans issue
Sur fond d’une version à l’intensité rock et minimaliste façon Philip Glass des Quatre Saisons de Vivaldi signée Max Richter et d’une composition de la rappeuse soul et pop londonienne, Estelle, la fable de ce «conte féministe» intitulé I Am Not a Witch étonne. Shula, huit ans, est accusée par une villageoise de lui avoir jeté un sort. Envoyée dans un camp de sorcières cogéré par l’État et une monarque locale, elle doit effectuer choix cornélien: rester prisonnière attachée comme sorcière ou vivre libre, mais avec le sort de se métamorphoser en chèvre. Absurde? Non. Réaliste? Oui. Mais avec les teintes du conte et de l’humour décalé adapté à l’imaginaire d’une enfant. Inoubliable Maggie Mulubwa (actrice amateur aujourd’hui scolarisée) par son mutisme, ses pleurs discrets, un côté perdu, détaché. Son désir aussi de disparaître ou sa désespérance au goût d’impasse quêtant son énergie curatrice au gré d’une courte danse rageuse en piétinements.

Action Aid et Amnesty montent au front notamment au Ghana, où dans les six camps existants formés de huttes précaires, 700 à 1000 femmes sont incarcérées. Or, à en croire le gouvernement ghanéen, leur fermeture serait à l’ordre du jour. Sauf que les anciennes prisonnières stigmatisées sont persécutées à leur retour au village natal, subissant harcèlements, agressions, tortures ou étant brûlées. En entretien, la cinéaste reconnaît l’inexorabilité d’un cycle vicieux qui condamne des femmes à la damnation vivante: «Une femme autrefois accusée de sorcellerie ne peut véritablement se libérer de cette marque infamante. Dans ces camps, l’Etat prétend les protéger tout en les exploitant, étant non rémunérées pour leur travail forcé. La difficulté principale? Rééduquer plusieurs générations relativement à un solide maillage de croyances entretenu notamment par des chef-fe-s coutumiers. Il est malheureux de constater que ces camps sont paradoxalement les seuls lieux où ces femmes peuvent connaître une relative sécurité nonobstant la précarité. C’est de cette impasse de vie possible, dont le film se veut le reflet.»

Comme en Europe, notamment de 1560 à 1680 dans ce qui s’apparentait, au cœur d’une culture de la peur, à une répression aux motivations sociales et politiques plurielles (100’000 procès, 80’000 exécutions dont 70% de femmes), les dossiers d’accusation apparaissent dans le film aussi vides de «preuves» que de tout fondement scientifique.

De songe pour échapper à la persécution, il est question dans l’épisode qui voit Shula prendre place dans une école idéale en plein air pour un cours sur la ponctuation. Parmi les élèves heureux comme dans un clip promotionnel, des albinos. Or la réalisatrice reconnait que la forme de discrimination frappant les « sorcières » se retrouve chez les albinos rejetés et torturés dans certains Etats africains. Ainsi au Malawi, une vingtaine de personnes ont été assassinées pour albinisme depuis 2014 selon Amnesty. D’après certaines croyances, des parties de leurs corps serait dotées de vertus magiques.

Ere des parcs humains
En Zambie (mais aussi en RDC notamment), la Suisse est régulièrement pointée du doigt par des enquêtes journalistiques d’ONG comme Pain pour le prochain pour la prédation organisée par l’entreprise anglo-helvétique de négoce, courtage et extraction de matières premières, Glencore, basée à Zoug, premier chiffre d’affaires du pays. La multinationale siphonne le cuivre zambien, participant à la ruine du pays et à une pollution environnementale dantesque selon notamment l’investigation de France 5 visible sur le net, «Zambie, à qui profite le cuivre?».

Mais la Zambie reste une destination touristique prisée. Ce dont se souvient habilement la séquence d’ouverture du long-métrage I Am Not a Witch. Un car de touristes africains (blancs et noirs) visite un «camp de sorcières». Selon leur guide militaire, les infortunées sont attachées par un long ruban de toile pour leur éviter de s’envoler en Angleterre et de commettre leurs crimes. La cinéaste Rungano Nyoni s’est parfaitement souvenue des êtres humains exhibés dans des zoos comme spectacle de masse qu’organisaient les sociétés coloniales et racistes de la fin du XIXe siècle.A Paris, l’attraction principale pour les 28 millions de visiteurs de l’Exposition universelle de 1889 fut le « village nègre » et ses 400 Africains exhibés sur l’esplanade des Invalides, au milieu des pavillons coloniaux, éloge des « bienfaits » et de la « mission civilisatrice » de la colonisation. Le «parc humain» sera le thème principal de l’un des prochains films, que cette réalisatrice hors normes imagine volontiers comme «la première comédie dramatique musicale africaine dansée et chantée».

L’intelligence de l’approche est ici de montrer que la mise en scène de «l’exotique» peut se retourner contre son manipulateur. Ainsi la «gentille petite sorcière» exhibée en costume traditionnel encagée par un membre corrompu du Ministère du tourisme et des traditions locales (Henry B.J. Piri) dans un show cathodique, voit un spectateur démonter l’instrumentalisation commerciale dont elle fait l’objet (pour vendre des œufs). Le lieu même du divertissement devient alors celui de la révélation d’une machination simpliste et grotesque. Sa mise à nu  coutera néanmoins l’oubli et une fin tragique à une enfant de 8 ans « répudiée » par son « exploiteur ».

Shula connaîtra néanmoins un répit ambigu auprès de l’épouse fortunée du corrupteur, sorte de « Mama Beyonce Africa » et ex sorcière. Fidèle au récit de Daudet, elle lui apprendra que la soumission aux diktats patriarcaux et à codes sociétaux répressifs dominants ainsi que l’obéissance absolue à ce qui est exigé d’une femme peuvent mener à une « respectabilité » selon elle. Cette dernière est au demeurant fort incertaine. En témoigne l’agression de cette femme à la sortie nocturne d’une supérette, dont personne ne semble avoir oublié qu’elle fut accusée de sorcellerie.

Après une série de moyens et courts métrages primés notamment à Locarno, la cinéaste semble ici parfois proche de l’Américaine Kelly Reichardt (Certaines femmes) dans la force tranquille qui anime son cinéma, à la frontière de l’intime et du social sous contraintes et complicités masculines et féminines. Sans brandir un drapeau, ni faire la leçon, elle brosse avec un sens aigu des regards et silence de pertinentes esquisses contradictoires de la condition féminine. Elle mêle ici plusieurs genres, dont celui de la comédie burlesque non sensique cher à un cinéma africain ultra-populaire jamais vu dans le circuit des festivals européens. Ainsi un épisode voit Shula désigner, sous contrainte, le suspect d’un vol pour une dot qui lui promet la lapidation publique. La scène est empreinte d’une atmosphère de douce ironie (les savoureux conseils antinomiques des «mamy sorcières» au smartphone) chez un personnage inconscient des conséquences de ses «divinations sous contraintes. Mais elle tourne ensuite au drame avec le lynchage hors champ du voleur confondu.

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I Am Not a Witch (sous-titré français). Cinéma du Grütli, Genève, jusqu’au 5 février, Cinéma City Club de Pully, jusqu’au 26 février.