«Couper avec l’Etat espagnol, c’est couper avec la tradition fasciste»

Catalogne • Ancienne députée de la CUP, formation anticapitaliste et indépendantiste catalane, Anna Gabriel a rejoint Genève depuis quelques semaines, dénonçant la répression de l’Etat espagnol. Elle partage avec nous son analyse des événements et sa vision de l’indépendantisme catalan.

«Nous sommes convaincus qu’il est impossible d’approfondir la démocratie au sein de l’Etat espagnol. Nous défendons donc une position de rupture avec lui», explique Anna Gabriel. (©Laurent Guiraud/ tamedia)

Quelle est votre situation aujourd’hui? Pourquoi avoir rejoint la Suisse?
Anna Gabriel Une enquête a été ouverte contre moi par la justice espagnole pour délit de rébellion, sédition et malversation de fonds publics dans le cadre du référendum sur l’indépendance d’octobre dernier et des événements qui ont suivi. Cette dernière accusation ne peut à mon avis pas me concerner car je n’ai pas été amenée à gérer de fonds publics. Quant aux délits de rébellion et sédition, ce sont les plus graves du code pénal, plus que le terrorisme. Ils sont passibles de 30 ans de prison. Pour être condamné, il faut cependant qu’il y ait eu violence. Or, tout ce que j’ai fait, c’est défendre le référendum et inviter les gens à y participer. Au contraire, c’est la police espagnole qui a utilisé la violence! L’instruction est actuellement en cours et pourrait durer, mais le fait que cette enquête ait été ouverte est déjà très grave. C’est pour cela que j’ai quitté le pays et décidé de dénoncer la répression de l’Etat espagnol.

Depuis ici, avez-vous l’intention de faire campagne en ce sens?
Le simple fait d’être ici est déjà une action de dénonciation. Je ne me suis pas présentée devant le juge et je l’ai fait en dénonçant la persécution politique qui me touche, comme d’autres. Plus de 900 personnes sont actuellement sous enquête, interrogées, ou jugées en lien avec le référendum. Beaucoup de gens en Catalogne ou exilés le dénoncent. Je réponds aussi à toutes les sollicitations de la presse en Suisse car nous sommes très intéressés à ce que les gens connaissent la situation catalane. On peut souvent penser, à tort, que les indépendantistes sont de droite, qu’ils le sont parce que la Catalogne est plus riche que le reste de l’Espagne. Ou que c’est du nationalisme.

Justement, certaines organisations de gauche radicale comme Barcelona en Comú, de la maire de Barcelone Ada Colau, ou la section catalane de Podemos, ont toujours soutenu l’idée d’un référendum, mais sans position ferme sur l’indépendance. Qu’est-ce qui vous pousse à la revendiquer plus franchement?
Les mouvements type Podemos comptent dans leurs rangs des indépendantistes, des unionistes, des fédéralistes, etc. C’est pour cela qu’ils ont toujours défendu l’idée d’un référendum. Pour que leur base puisse s’exprimer. Mais ils voulaient le faire avec l’accord de l’Etat espagnol. Nous étions aussi d’accord, mais cela fait 20 ans que cette autorisation est demandée et refusée (car contraire à la Constitution selon les autorités espagnoles, argument auquel les indépendantistes opposent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes inscrit dans le droit international, ndlr). Face à cela, la CUP a décidé de convoquer les citoyens quand même, alors que Podemos n’y était pas favorable. C’est la différence principale entre nous sur cette question..

La CUP est clairement indépendantiste, ce qui n’est pas le cas de Podemos. Qu’est-ce que l’indépendance amènerait, selon vous, en plus qu’un Etat plurinational ou une autonomie plus avancée?
L’élément fondamental pour nous est d’abord l’exercice du droit à l’autodétermination. La population catalane doit pouvoir dire oui ou non à l’indépendance. Après, celle-ci peut se gérer de multiples façons, il peut s’agir d’un Etat fédéral, d’une transition vers l’indépendance avec plus d’autonomie, etc. Pour nous, ce sont toujours les gens qui devraient décider de ce qu’ils veulent.

Votre position est toutefois clairement indépendantiste…
Nous connaissons bien la structure de l’Etat espagnol et sommes convaincus qu’il est impossible d’approfondir la démocratie en son sein. Nous défendons donc une position de rupture avec lui. Il faut savoir qu’il n’y a jamais eu de coupure avec le franquisme. Les juges qui jugeaient pendant le franquisme ont continué à être juges. Les profs qui invitaient à faire des salutations fascistes sont restés en place, etc. Couper avec l’Etat espagnol, c’est couper avec cette tradition fasciste. Mais pas avec la population espagnole. Au contraire, nous sommes convaincus que l’indépendance de la Catalogne l’aiderait à se libérer aussi. Les syndicalistes en Andalousie, les antifascistes à Madrid, plein de gens désirent que nous ayons la république catalane, car ils savent que ce sera une façon de battre la tradition fasciste.

Cela fait penser à la situation de la guerre civile…

Un politicien suisse récemment rencontré me faisait remarquer que «vous êtes les petits-fils des combattants républicains, et les juges et ministres du Parti populaire (parti au gouvernement actuellement, ndlr) sont les petits-fils des franquistes». Effectivement c’est un peu ça.

Quel est le projet politique de la CUP?
Il est surtout basé sur le niveau local et hors des institutions. Nous nous sommes présentés aux élections au parlement régional pour la première fois en 2012, mais nous sommes dans les mairies depuis 20 ans. Si la CUP n’a que quelques députés au parlement catalan, elle dispose de 400 élus dans les mairies, qui travaillent pour une économie sociale, pour des fêtes populaires, contre l’expulsion des logements, etc. Nos motivations indépendantistes ne sont pas économiques ou identitaires. Au contraire, nous sommes antiracistes et antifascistes. Nous voulons rénover profondément la démocratie espagnole. Et la voie que nous défendons pour cela est d’exercer le droit à l’autodétermination. Car en Catalogne, il existe une base sociale large qui est disposée à transformer les choses d’un point de vue de gauche ou progressiste. Une grande partie de la population est par exemple prête à accueillir des réfugiés, plutôt antinucléaire, ou favorable à la santé et à l’éducation publiques. Ce que nous reprochons à Podemos, c’est de ne pas voir qu’il y a là une possibilité de transformation sociale.

Mais tout le monde ne partage pas vos positions au sein du camp indépendantiste, vous y êtes même minoritaires…
On nous reproche parfois de s’allier avec la droite, mais en vérité, le panorama politique a beaucoup changé en Catalogne ces dernières années. D’une façon générale, la droite n’est pas indépendantiste. Les banques, la confédération des entreprises, l’église ou le système médiatique sont contre l’indépendance. Nombre d’entreprises ont d’ailleurs menacé de quitter la Catalogne juste avant le référendum. Ceux qui sont pour l’indépendance vont de la gauche anticapitaliste, comme nous, à des positions de type social-démocrates, voire libérales. Il est clair que nous avons des divergences, mais nous avons voté dans cette législature des lois qui n’auraient jamais été soutenues par la droite. Contre le fracking, la maltraitance des animaux, etc.

Certains peuvent aussi avoir l’impression que l’indépendantisme est celui d’une région riche peu solidaire du reste de l’Espagne…
Ce discours n’existe pas chez les indépendantistes. Il est vrai qu’il y a un élément économique, mais pas celui-là. A l’exception du Pays Basque, qui dispose d’une large autonomie fiscale, les impôts sont récoltés par l’Etat espagnol et ensuite redistribués aux régions. Or, traditionnellement, très peu d’argent a été donné à la Catalogne, si bien que c’est l’une des régions qui a dû faire le plus de coupes dans la santé, l’éducation, etc. D’un autre côté, en lien avec la corruption, des aéroports ou des gares inutiles ont été construits. Mais il n’y a pas d’argent pour la santé publique en Catalogne! Le parti populaire au pouvoir est le parti le plus corrompu d’Europe. Revendiquer l’indépendance est aussi une manière de s’opposer à cette corruption, notamment.

Aux dernières élections, les indépendantistes ont obtenu la majorité en sièges mais pas en voix. On voit donc qu’une partie importante de la population n’est pas favorable à l’indépendance…
Nous n’avons jamais caché ce fait. Organiser un référendum dans les formes permettrait justement de savoir exactement ce que les gens veulent. Si un référendum est organisé dans de bonnes conditions et que l’unionisme gagne, nous respecterons le résultat. En Suisse, vous organisez tout le temps des référendums. Pourquoi est-ce si difficile que l’Etat espagnol soit d’accord de le faire?

Selon vous, pourquoi?
Le pouvoir est très lié à une mentalité très peu démocratique. Nous sommes le second pays dans le monde après le Cambodge où il y a le plus de personnes disparues, en lien avec la guerre civile! Il n’y a jamais eu d’intérêt à réviser cette période de l’histoire. Plus d’un demi-million de personnes exilées après la guerre ne sont jamais rentrées. Cela explique beaucoup de l’Etat espagnol actuel. Par ailleurs, la dictature a duré jusqu’en 1975. Je suis née en 1975, c’est donc très récent! Si on connaît un peu l’Etat espagnol, on voit qu’il y a plein de domaines où l’esprit n’est pas démocratique. On le voit d’ailleurs dans cette incapacité à donner la possibilité aux gens de s’exprimer.

Aujourd’hui aucun gouvernement n’a encore pu être formé en Catalogne. La situation semble dans une impasse. Quelle est votre vision de la situation et de la façon d’aller de l’avant?
Les élections de décembre ont été convoquées par le gouvernement espagnol, après qu’il ait destitué le parlement et le gouvernement catalans. Pour moi, elles sont donc illégitimes. Malgré cela et le contexte répressif, nous nous sommes présentés et l’indépendantisme a gagné 5000 voix de plus qu’aux dernières élections. Le message de la population est donc clair. Il est vrai que nous n’avons pas encore de gouvernement, mais ce sont les juges espagnols qui empêchent cela. L’investiture de Puigdemont, puis de Jordi Sanchez, ont été empêchées par la justice. Il y a aussi différentes tendances au sein du mouvement indépendantiste qui doivent se mettre d’accord, mais la raison principale de l’absence de gouvernement est la répression.

Au vu de ces difficultés, comment voyez-vous la suite des événements?

Pendant le conflit au Pays basque, les autorités espagnoles ont toujours dit qu’en l’absence de violence on pouvait dialoguer sur n’importe quel sujet. En Catalogne, il n’y a jamais eu de violence. Pourtant, l’Etat espagnol n’est pas disposé à dialoguer. Il emprisonne même des personnes pour leurs activités politiques! S’il y a 10 ans on nous avait dit que l’on se retrouverait dans cette situation, avec un gouvernement en exil, des leaders en prison, on n’y aurait pas cru. Il est donc très difficile d’imaginer des scénarios.

La possibilité de nouvelles élections a été évoquée…

La loi prévoit que sans gouvernement dans un certain délai, de nouvelles élections sont convoquées. Le président du gouvernement espagnol a brandi cette menace, mais je crois qu’on est loin de ça. Je pense plutôt qu’il va finalement y avoir un accord et qu’un gouvernement sera créé.