A la découverte du présent musical

Musique • A Genève et Lausanne, de grands compositeurs des 20ème et 21ème siècles ouvrent à l’écoute de la musique d’aujourd’hui. L’utilisation de l’électronique est aussi au programme.

Un quatuor de saxophones jouera XAS, du Grec Kenakis, qui fut un pionnier dans le domaine de l’électroacoustique. (photo: Les Amis de Xenakis)

Il y eut une soirée passionnante à Lausanne le 12 mars avec le pianiste Stefano Malferrari et l’ensemble Tempo Reale. Il y aura deux concerts, l’un à Genève le 23 mars dans le cadre du Festival Archipel, l’autre le 26 mars à la SMC de Lausanne, avec des solistes du Lemanic Modern Ensemble et l’Ensemble Contemporain de l’HEMU, qui seront dirigé par Pierre Bleuse. Des noms connus: Nono, Varèse, Xenakis, Isang Yun, ou à découvrir tel, l’autre soir, Alessandro Ratoci dont on entendait East St.Louis Blues en création mondiale, et Adriano Guarneri avec Sospeso d’Incanto n° 3 en création suisse. Une présentation par Philippe Albèra, en début de soirée, ouvre à l’écoute.

Une coexistence fertile entre la machine et l’homme
Le concert piano et live electronic du 12 mars à Lausanne illustrait les propos tenus par Boulez lors d’une interview en 1984: il parlait, d’une *«coexistence entre la machine et l’homme bien plus que pacifique, je dirais fertile: pacifique implique que chacun est neutre; fertile que chacun interpénètre le domaine de l’autre, et c’est ça qui est intéressant» et il ajoutait: *«dans une certaine mesure on peut dire que, dès lors, les techniciens, les électroniciens ont part à la création». On avait, en effet, l’impression, l’autre soir, d’une musique de chambre entre instrumentistes attentifs au jeu de l’autre. Sofferte onde serene, de Nono, était joué avec une bande enregistrée. L’œuvre s’inspire du jeu du pianiste Pollini, de ses attaques des notes, des vibrations de son jeu de pédale, mais aussi du son des cloches de Venise réfléchi par l’eau. Il en résulte une pièce d’une très grande force émotionnelle. L’électronique, qui aujourd’hui permet de passer en temps réel de l’enregistrement à la rediffusion, devient un instrument nouveau qui conditionne une invention, des formes, des sons nouveaux. East St.Louis Blues de Ratoci se veut un voyage imaginaire dans les terres désolées des zones urbaines de l’Illinois où pourtant restent les traces d’une beauté perdue.

L’utilisation de l’électronique de Guarneri m’a paru moins intéressante en ce sens qu’elle ajoute une partie que le pianiste, qui n’a que deux mains et dix doigts, ne peut jouer, en fait en quelque sorte une musique pour deux pianos.

Précurseur, Edgar Varèse
Le 23 mars à Genève et le 26 à Lausanne, Varèse, Xenakis et Ysang Yun sont à l’affiche, trois compositeurs qui ont marqué leur temps. Edgar Varèse, né à Paris en 1883 d’une mère française et d’un père ingénieur italien, naturalisé américain, mort à New York en 1965, fut un précurseur. On entendra Déserts, qui date de l’apparition de la musique concrète et électronique. Ecrite pour orchestre d’instruments à vent et de percussions avec deux pistes de sons organisés sur bande magnétique, sa création à Paris le 2 décembre 1954, sous la direction de Hermann Scherchen, déclencha un scandale. Varèse explique sa démarche: «La musique, qui doit vivre et vibrer, a besoin de nouveaux moyens d’expression, et la science seule peut lui infuser une sève adolescente… Je rêve d’instruments obéissant à la pensée et qui, avec l’apport d’une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu’il me plaira de leur imposer et se plient à l’exigence de mon rythme intérieur.» Déjà dans Intégrales, pour petit orchestre et percussion, qui date de 1924 et sera donné en début de concert, les sonorités laissent entendre ce que sera sa musique avec électronique.

Le Grec Xenakis
De Xenakis (1922-2001), lequel fut aussi un pionnier dans le domaine de l’électroacoustique, un quatuor de saxophones jouera XAS (SAX inversé !). Messiaen se souvenait de l’arrivée dans sa classe de ce Grec, né en Roumanie: * «Un beau soir, il a poussé la porte de la classe, est entré. Je l’ai vu, j’ai tout de suite compris que c’était un type hors du commun. Cela fait partie du coup d’œil des profs, des confesseurs et des médecins! Il m’a dit qu’il était Grec, qu’il avait fait de l’architecture avec Le Corbusier, des études mathématiques, qu’il avait été gravement blessé. Tout cela m’a fortement impressionné. Je lui ai répondu: «Continuez, ça fera de la musique». En effet! Et une musique qui, si elle est basée sur les mathématiques, n’en est pas moins expressive, lyrique, émouvante par moments, et a conquis un large public.

Le Coréen Isang Yun
Pour sa part, Isang Yun (1917-1995) va inscrire la musique d’avant-garde dans la culture coréenne, plus intuitive, moins élaborée et construite que la musique occidentale. «Un son commence par une appoggiature, puis il s’installe, et après des mélismes, il disparaît. Cette linéarité offre toute une série de possibilités musicales», explique-t-il dans un entretien avec Philippe Albèra. Et ses propos sur le rôle du musicien prennent le poids d’un vécu terrible quand on sait qu’en 1967 il est enlevé par les services secrets sud-coréens, torturé et condamné à la prison à perpétuité pour trahison, essentiellement à cause d’un voyage en Corée du Nord.

A la suite de protestations et d’une pétition internationales, il est libéré en 1969 et obtient la nationalité allemande en 1971. Il continue alors de se prononcer en faveur de la démocratisation et de la réunification de la Corée: «Les compositeurs peuvent lutter à travers les sons, voire même à travers les titres qu’ils choisissent. Ils ont par ailleurs des exemples dans l’Histoire de grands compositeurs qui ont écrit pour défendre la justice ou la paix. Mon monde musical, qui est imprégné de la pensée taoïste chinoise, est aussi une pensée cosmique, unitaire». Au programme du concert, Harmonie pour ensemble à vent, harpe et percussions.

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Genève, 23 mars, Festival Archipel, 20h, Studio Ernest Ansermet Lausanne, 26 mars, 19h présentation, 20h15 concert, BCV Hall, HEMU au Flon
*citations tirées de Au cœur de la création musicale, paroles de compositeurs, recueillies par Myriam Tétaz-Gramegna, éd. La Bibliothèque des arts.