L’agitation des sixties n’a pas épargné la Suisse

Film • Dans «Mai 1968 avant l’heure», le réalisateur Alex Mayenfisch évoque l’effervescence des années 60 en Suisse, qui touche particulièrement la jeunesse et connaît son apogée en 68.

Des étudiants de Suisse romande manifestent pour leurs droits et témoignent de leur solidarité envers leurs collègues français

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Mai 1968 avant l’heure nous plonge avec bonheur dans la trajectoire de la jeunesse suisse des années 1960. Le documentaire fait redécouvrir la vivacité des convulsions sociales et idéologiques de cette époque. Il permet au spectateur d’en comprendre les origines, d’en apprécier les contours et d’observer les contradictions qu’elles expriment. A l’instar de son film de 2015 Un besoin pressant, qui retraçait l’émergence de la conscience écologique helvétique, Alex Mayenfisch s’est appuyé sur les archives de la télévision nationale (RTS, SRF et RSI). Très familier des thèmes sociaux et environnementaux, une trentaine de jours de travail lui auront suffi pour débusquer des pépites dans les archives de la Fondation pour la sauvegarde du patrimoine audiovisuel de la RTS (FONSART).

Faire éclater les carcans
Les premières minutes de Mai 68 avant l’heure nous rappellent l’atmosphère de l’Ordre Divin, de Petra Volpe. Les règles du conformisme social contre lesquelles la jeunesse commence à entrer en dissidence sont ancrées dans l’inconscient collectif depuis des temps immémoriaux. Les femmes ne peuvent s’épanouir qu’à travers la vocation du mariage. Elles sont entièrement reléguées à la sphère de la vie domestique. Le travail et la famille constituent le socle de l’ordre social. C’est sur eux que repose le patriarcat pour conserver et asseoir sa toute-puissance. La jeunesse doit compter avec la répression du concubinage, tandis que le tabou règne en maître sur la sexualité. Comme en témoignent les fascinantes archives télévisuelles que Mayenfisch a utilisées, l’église protestante décide cependant de traiter timidement de la question. Un besoin d’ouverture se fait ressentir, qui aurait été probablement impensable dix ans auparavant.

Le mirage de la société de consommation

Les années 1960 signent l’avènement de l’ère de la consommation de masse. L’accès aux biens de consommation se démocratise. Un public jeune peut pour la première fois dépenser de l’argent. Les industries de la variété et du prêt-à-porter (les premières collections spécifiquement consacrées à la jeunesse sont alors dessinées) jubilent. Les publicitaires, trop contents de l’apparition de ce nouveau marché juteux, s’engouffrent allègrement dans la brèche.
Fait nouveau, des cafés spécifiquement destinés à la jeunesse, avec leurs flippers et juke-boxes, ouvrent leurs portes. Toute la jeunesse suisse, y compris suisse-alémanique, est rivée à son poste pour écouter l’émission Salut les copains! Le rejet du climat social et moral ambiant, ainsi que l’aspiration de la jeunesse à s’émanciper et à changer la société, s’expriment dans les bistrots, à l’écoute notamment de chansons de Brassens, Brel et Ferré. Une fascination collective pour les artistes de la contre-culture se manifeste.

Un rafraîchissant reportage consacré aux beatniks essaie de décortiquer les tenants et aboutissants du phénomène. Ce mouvement est décrit par le commentateur comme une révolution littéraire, comportementale et vestimentaire. Ses adeptes se distinguent par une recherche de l’absolu par l’excès, le verbe, la musique, la drogue, le sexe ou le rêve. «Il est intéressant de remarquer que la RTS décide d’aller à New York pour traiter de ce sujet. On ne sait pas si l’on est pour ou contre, mais on ressent une fascination. La précaution oratoire dont fait preuve le journaliste dénote une connivence, même s’il fallait préserver une certaine neutralité», fait remarquer Alex Mayenfisch.

Partis et syndicats dépassés
«L’influence américaine s’est faite sentir à travers la radio pour les soldats américains stationnés en Allemagne, que l’on pouvait capter à Zurich», raconte Hans-Ulrich Jost, témoin engagé de l’époque. Le documentaire souligne naturellement l’impact du contexte politique international sur le mouvement de contestation et de révolte estudiantin. Complètement dépassés par la mobilisation de la jeunesse, les partis politiques et les syndicats suisses sont aux abonnés absents. Les revendications anti-nucléaire, anti-raciste et pacifiste sont stimulées notamment par la crise des missiles de Cuba, les émeutes raciales aux Etats-Unis, les nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam et contre les dérives dictatoriales de l’Espagne franquiste et de la Grèce des colonels.

En Suisse, elles sont exacerbées par la découverte de la xénophobie envers les travailleurs étrangers, par la mobilisation des étudiants contre leurs conditions de travail et pour une vraie reconnaissance de leur statut. La vétusté et l’engorgement des salles de cours, les difficultés d’hébergement, l’offre en matière de restaurants universitaires et de bourses d’études notoirement insuffisante ainsi que la rigidité et le paternalisme du corps professoral, sont autant de motifs de révolte. De Berne à Locarno en passant par Genève, Lausanne et Zürich, le film relate la lutte des étudiants progressistes. Comme l’explique de façon très convaincante Charles Magnin, autre acteur et témoin qui intervient dans le film, la liberté acquise de s’exprimer et de dialoguer entre pairs a conduit à la mise en place d’alternatives et à l’émergence de savoirs critiques nouveaux. Autant de repères incontournables pour les démocrates d’aujourd’hui.

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Le film sera diffusé le dimanche 29 avril à 20h40 sur RTS 2. Il sera ensuite consultable en ligne sur le site de la RTS / Histoire vivante.