Comment les idées de Marx se sont-elles diffusées au sein de mouvements politiques?
Marc Vuilleumier A différentes époques du 19e siècle, des organisations se sont inspirées des idées lancées par Marx, mais de façons très différentes. Ses propres positions ont aussi beaucoup changé. Sa position au moment des révolutions de 1848, par exemple, va évoluer au fur et à mesure des événements. Il va notamment revenir sur un certain nombre de ses affirmations en ce qui concerne l’organisation de la Ligue des communistes, pour finir par préconiser de la dissoudre (en 1852, ndlr). Il y a donc un changement considérable. Il reste aussi longtemps très à l’écart des mouvements d’après 48, qui étaient formés essentiellement d’exilés à Londres (où il résidait) et étaient assez isolés.
Il s’implique en 1864, dans l’Association internationale des travailleurs, que l’on appellera plus tard la Première internationale…
Effectivement, reconnaissant qu’il s’agissait pour la première fois de forces réellement existantes, c’est-à-dire des mouvements ouvriers en Angleterre et en France essentiellement, il jugeait utile de participer à cette organisation. Certains de ses adversaires ont prétendu qu’il était arrivé pour y implanter ses idées. En réalité, on lui a demandé de participer, notamment en raison de ses capacités intellectuelles et de rédaction. Il entre au conseil général, soit l’organisme «suprême» de l’organisation, qui siégeait à Londres. On lui demande d’en élaborer le programme et les statuts. Il est aussi l’auteur d’un très grand nombre des résolutions de l’AIT, le plus souvent adoptées sans grande opposition. C’est à cette période et jusqu’en 1872 qu’il a participé activement à un mouvement ouvrier réellement existant.
Quels étaient les objectifs de l’AIT?
Il s’agissait pour la classe ouvrière de différents pays de constituer un mouvement solidaire. Des problèmes très terre à terre se posaient par exemple pour les syndicats anglais, comme empêcher l’introduction de briseurs de grève venus du continent. L’AIT a aussi permis d’organiser des collectes de fonds internationales pour soutenir des mouvements de grève. En 1868 par exemple, une vaste grève dans le bâtiment à Genève a reçu des sommes considérables. A noter que trois des premiers congrès de l’AIT se sont tenus en Suisse, à Genève, Lausanne et Bâle.
Quels étaient les objectifs plus généraux?
Le mouvement a été amené à se poser la question de la propriété des moyens de production. Toute une aile de l’internationale, appelée «collectiviste», affirmait la nécessité de la nationalisation de la terre et de la collectivisation des moyens de production: usines, mines, etc. Cette tendance, dont Marx faisait partie, a toutefois connu des divisions, notamment autour de la question de la création de partis politiques ouvriers, comme cela commençait à se faire en Allemagne ou en Suisse. Les partisans de Bakounine (futurs anarchistes, ndlr) y étaient formellement opposés. Ils estimaient que la lutte devait se faire sur les barricades, dans les rues, mais pas autour d’élections. Ils jugeaient également certaines positions de Marx comme étant autoritaires, par opposition à une vision plus fédéraliste. Cela aboutit finalement, en 1872, à l’expulsion de Bakounine et ses partisans, qui créeront l’internationale antiautoritaire (à St-Imier, ndlr).
Est-ce via l’AIT que les idées de Marx ont commencé à se faire connaître?
Le terme de «marxiste», qui apparaît vers 1872, est d’abord utilisé comme une sorte d’injure par les adversaires de Marx au sein de l’Internationale. Les socialistes allemands, qui s’étaient organisés en parti, le reprennent alors à leur compte en affirmant que «oui, nous sommes marxistes et fiers de l’être». Ils s’appuieront ensuite sur l’autorité intellectuelle de Marx pour défendre leurs idées, sans que Marx lui-même n’approuve forcément leur interprétation. On sait aujourd’hui que beaucoup des termes employés par les dirigeants socialistes allemands, comme Liebknecht ou Bebel ne correspondaient pas du tout aux vues de Marx. Il était très sceptique et réticent vis-à-vis de certains points du programme de la social-démocratie allemande. Entre autres tout ce qui concernait l’Etat.
C’est-à-dire?
Il estimait que les socialistes allemands avaient trop tendance, comme l’avait fait Lassalle, à compter sur un Etat tout puissant qui allait réaliser des programmes de la démocratie et du parti socialiste. Il y a une sorte de malentendu dans l’histoire, qui a duré d’ailleurs jusqu’à nos jours, qui fait que l’on considère Marx comme partisan d’un Etat tout puissant, alors que depuis les années 1842 à 45-46, il est un adversaire de l’Etat. L’Etat, pour lui, c’est comme l’argent, c’est le signe même de l’aliénation. Dans ses premiers écrits à propos de la Commune de Paris, par exemple, il emploie un vocabulaire très riche pour dénoncer l’Etat. Il va presque plus loin que Bakounine dans cette dénonciation.
Ne défendait-il pas le passage par la prise du pouvoir d’Etat pour arriver à une société sans classes?
C’est la question de la «dictature du prolétariat», expression qu’il n’a du reste utilisée, tout comme Engels, que 2-3 fois. Pour Engels, la Commune de Paris était l’exemple même de ce que devait faire la dictature du prolétariat. Marx développera aussi l’idée que la Commune traçait la voie des futures révolutions sociales. Il y a chez Marx l’idée, développée déjà à ce moment-là, que le passage doit se faire non pas par un pouvoir venu d’en haut mais par un pouvoir émanant directement des masses. Soit une révolution d’«en bas» et non pas faite du sommet.
Comment en arrive-t-on à ce que Marx devienne une référence pour l’ensemble des mouvements socialistes, notamment au début du 20e siècle?
La social-démocratie allemande devient le parti «modèle» au sein de la IIe Internationale (créé en 1889, ndlr), qui regroupe les partis socialistes d’Europe. Plus tard, au moment de la première guerre mondiale, il y aura rupture entre les sociaux-démocrates, qui choisissent de voter les crédits de guerre demandés par les gouvernements, et ceux qui refusent de les voter au nom de l’internationalisme ouvrier. Cela mènera à la création de partis communistes. Les uns et les autres continueront toutefois à se référer à Marx.
Par la suite, les révolutions russes et principalement celle d’Octobre ont aussi joué un rôle considérable dans la propagation des idées de Marx, ou du moins de leur interprétation. Lénine, qui se voulait un fidèle disciple de Marx, écrit durant l’été 1917 l’Etat et la révolution, qui est un prolongement des idées de Marx relatives à l‘Etat et au passage par la dictature du prolétariat. Ce texte a été abondamment répandu dans toute la période soviétique. C’est d’ailleurs assez extraordinaire, car m’importe quel lecteur un tant soit peu critique constatera la contradiction immense entre ce texte et le pouvoir soviétique tel qu’il s’est développé à partir de 1918-1920.
A quel moment les idées marxistes pénètrent-elles en Suisse?
Le marxisme, inspiré de la social-démocratie allemande, se manifeste dès les premiers programmes de la social-démocratie suisse. Déjà en 1870, mais surtout dans les années 1880, au moment de la fondation du parti socialiste en 1888, puis de l’adoption de son programme en 1901. Quantité de formules sont reprises de la social-démocratie allemande et de textes de Marx. Mais c’est une inspiration purement formelle, littéraire, se juxtaposant à l’expérience réelle du socialisme en suisse. Celui-ci s’est en effet développé sur un terrain très différent qu’en Allemagne.
Au fond, chacun s’est un peu approprié cette théorie comme cela l’arrangeait…
Effectivement, théorie ou éléments de théorie. En 1914, les sociaux-démocrates allemands ont ressorti, pour justifier leur vote des crédits de guerre, les déclarations de Marx contre l’empire tsariste, considéré comme le bastion de la réaction en Europe. Ce n’est que plus tard que certains se détacheront de cette position. Staline se réclamera lui aussi de Marx et d’Engels, puis de Lénine, pour justifier tous les actes de sa politique.
Peut-on dire que la théorie marxiste n’a jamais été appliquée comme lui l’entendait?
Il n’a jamais préconisé de véritable programme. Il parle de la nécessité d’exproprier les expropriateurs, mais n’explique jamais comment cela se fera. Pour lui, ce sont ceux qui sont «dans le bain» qui doivent tirer eux-mêmes les leçons de la pratique. Il dit aussi à plusieurs reprises que «l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre», se refusant en somme à dicter ce qui se fera par la suite. C’est en revanche quelqu’un qui étudie de très près la situation, politique, le développement économique, notamment des sociétés non capitalistes. Ses intérêts sont très étendus, ce dont témoignent ses cahiers de lecture et les notes qu’il a prises. Cette immense curiosité le conduira notamment à apprendre le russe, vers 1870, alors que s’étaient développés en Russie les premiers éléments d’un mouvement révolutionnaire.
On considère Marx comme un fondateur du socialisme. Est-ce pertinent?
Il dit lui-même que le mouvement ouvrier socialiste se développe indépendamment des théoriciens comme lui. Il est un fondateur des idées socialistes peut-être, mais pas du socialisme en tant que parti, organisation, ou des premiers syndicats. Quand il s’est prononcé au sein de l’Internationale en faveur de la formation du mouvement ouvrier, il s’est d’ailleurs bien gardé de donner des préceptes quant à la forme. Chaque mouvement au niveau local devait décider de former selon son gré un parti.
L’échec de l’expérience soviétique a-il définitivement décrédibilisé le marxisme?
Incontestablement, cela a décrédibilisé l’idée que très souvent on se faisait du marxisme. Mais cela a-t-il décrédibilisé les idées mêmes de Marx? Je n’en ai pas du tout l’impression, car il me semble qu’elles sont justement opposées à celles que l’on trouvait dans l’ancienne Union soviétique.
On parle récemment d’un renouveau de la référence à Marx….
Des personnes s’efforcent aujourd’hui de retrouver ce qu’a été réellement la pensée de Marx et de s’en inspirer pour étudier la société actuelle. Quel rôle peuvent avoir aujourd’hui les pays du «tiers-monde»? Quelles sont les caractéristiques en leur sein qui peuvent constituer les éléments d’une révolution par en bas et non par en haut? Dans nos sociétés occidentales, dans quelle mesure peut-on encore parler de classe ouvrière? Quels sont les éléments qui s’opposent à la dominante universelle du marché? Ces éléments sont à étudier, exactement comme Marx l’avait fait en son temps pour ceux de son époque. Cela peut donc encore être une inspiration aujourd’hui.