«Une réforme structurelle du système bancaire est nécessaire»

Votation du 10 juin • Professeur ordinaire d’économie à l’Université de Fribourg, Sergio Rossi fait partie des rares économistes à soutenir l’initiative Monnaie pleine. Il estime qu’elle pourrait contribuer à éviter une nouvelle crise comme celle qui a éclaté en 2008.

Sergio Rossi dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire de l’Université de Fribourg. Economiste hétérodoxe, il se définit comme proche du post-keynésianisme. (photo: Omar Cartulano)

Aujourd’hui, les banques peuvent octroyer des crédits tous azimuts, sans disposer d’épargne préalable, créant ainsi ce que l’on appelle de la monnaie scripturale ou électronique (par opposition à la monnaie sous forme de pièces ou de billets). Une possibilité qu’elles utilisent bien trop souvent, selon les partisans de Monnaie pleine, à des fins de spéculation sur les marchés financiers, exposant la société à des risques de crises telles que celle qui a éclaté en 2008. Afin d’éviter cela, ils proposent de réserver à la seule Banque nationale suisse (BNS) la possibilité d’émettre de l’argent électronique. Les banques ne pourraient ainsi prêter plus que l’argent qu’elles auraient reçu des épargnants, des autres banques ou, en cas de besoin, de la BNS.

Lancée par des citoyens qui ne se revendiquent d’aucune couleur politique, l’initiative Monnaie pleine est rejetée par la grande majorité de l’échiquier politique. Seules certaines sections des Verts et du PS ainsi que la gauche radicale lui apportent un soutien, le plus souvent critique. Sergio Rossi, membre du comité scientifique de l’initiative, revient avec nous sur les enjeux qu’elle soulève.

Monnaie pleine permettra-t-elle véritablement d’éviter les bulles financières et donc les crises telles que celle qui s’est déclenchée en 2008, comme l’affirment les initiants?
Sergio Rossi En enlevant aux banques le levier du crédit (soit la possibilité d’émettre de la monnaie scripturale, ndlr) dont elles ont largement abusé et continuent d’abuser jusqu’à présent, on limitera le nombre de crises financières, on en réduira l’ampleur, et surtout on empêchera les crises d’ordre systémique. Il y aura toujours des crises, mais qui ne devraient pas ébranler le système dans son ensemble, en faisant payer la facture aux contribuables, comme cela a été le cas durant les dix dernières années.

En cas de faillite d’une banque, les avoirs des épargnants seraient garantis, selon les initiants. N’existe-t-il pas déjà des garanties?
Aujourd’hui, chaque dépôt à vue (compte courant) est garanti à hauteur de 100’000 francs suisses, mais seuls 6 milliards sont disponibles pour assumer cette garantie, alors que l’ensemble des dépôts à vue représente environ 500 milliards. Monnaie pleine prévoit que les dépôts à vue soient retirés du bilan des banques, ce qui les préserverait entièrement en cas de faillite. En revanche, ils ne rapporteraient pas d’intérêts. Seuls les comptes épargne, qui figureraient, eux, toujours au bilan des banques et seraient donc exposés en cas de faillite, continueraient à rapporter des intérêts. C’est à partir de cette épargne que les banques pourraient continuer à octroyer des crédits.

Des mesures ont été prises après 2008 pour éviter de nouvelles crises systémiques, comme des exigences accrues faites aux banques en matière de fonds propres. Ne sont-elles pas suffisantes?
Ces réformes sont cosmétiques. Les banques doivent avoir davantage de fonds propres, mais rien ne les empêche d’utiliser librement le levier du crédit, quitte à ensuite aller chercher les fonds propres pour augmenter les liquidités dans leur bilan. Il faut agir non pas après, mais avant que les banques octroient des crédits, pour empêcher que ceux-ci ne deviennent exorbitants par rapport au revenu disponible pour les rembourser. Contrairement aux prêts effectués dans l’économie réelle par exemple à une entreprise, qui va produire, vendre, et donc générer un revenu susceptible de rembourser le prêt initial, un crédit octroyé dans un but spéculatif ne produit aucun revenu. Sauf croissance économique infinie – ce que souhaitent les acteurs financiers, mais qui n’est pas réaliste – la dette ne pourra donc pas être repayée et une partie devra, un jour, être effacée.

L’initiative ambitionne aussi de remettre le système monétaire au service des citoyens et de l’économie réelle. Comment cela va-t-il se passer?

L’idée est de faire en sorte que la monnaie, émise par la Banque nationale, assure le bien-être des citoyens. Mais je pense aussi que si les banques n’ont plus le levier du crédit, leur possibilité de spéculer sur les marchés financiers et leur intérêt à le faire va diminuer. Elles deviendront ainsi moins fragiles et pourront donc se refinancer auprès d’autres banques et prêter à des entreprises à des taux d’intérêt plus bas. Elles auront davantage intérêt à prêter aux entreprises qu’à spéculer sur les marchés financiers, ce qui favorisera l’économie réelle, l’emploi et donc une stimulation de la demande sur le marché des produits, demande qui est aujourd’hui insuffisante notamment en raison de la stagnation des salaires de la classe moyenne.

Comment expliquez-vous que cette initiative soit rejetée de façon aussi large?

Les milieux bancaires ont peur de perdre leur liberté d’user comme bon leur semble du levier du crédit, qui leur permet de gagner le maximum de rentes financières lorsque l’économie va bien, tout en étant soutenus par les pouvoirs publics lorsque les choses tournent mal. C’est une forme de privatisation des profits et de socialisation des pertes. La droite craint également que les banques doivent réduire la voilure, ce qui selon elle affecterait négativement l’ensemble du pays.

La gauche pense quant à elle que le crédit deviendra plus rare et que les entreprises licencieront plutôt que d’engager. Une crainte qui me semble erronée car, à mon avis, les taux d’intéret vont plutôt baisser étant donné que les banques seront moins fragiles. Par ailleurs, il faut souligner qu’elles pourront toujours octroyer des crédits. Simplement, si elles n’ont pas suffisamment de dépôts d’épargne, elles devront emprunter auprès d’autres banques ou demander une ligne de crédit à la BNS, que celle-ci leur ouvrira sans problème, pour autant que le crédit demandé ait une finalité productive et non spéculative.

L’inspiration monétariste de l’initiative suscite également la méfiance de la gauche…
Il est vrai qu’il y a une inspiration monétariste derrière cette initiative. Milton Friedman, le chef de file de l’école de Chicago, à l’origine de cette vision, prônait que la banque centrale doit avoir un objectif de croissance de la masse monétaire. Le «plan Chicago» préconisait également la nécessité pour les banques d’avoir une réserve auprès de la banque centrale à 100%. Il y a bien une connotation monétariste à l’initiative, mais je ne dirais pas qu’elle s’inspire du néolibéralisme que Friedman a contribué à renforcer en ce qui concerne la politique monétaire.

C’est donc à tort que le nom de Milton Friedman effraie les gens de gauche qui voudraient soutenir cette initiative?
Le monétarisme de Friedman affecte la solution proposée par Monnaie pleine car celle-ci repose sur une conception patrimoniale de la monnaie, que la BNS est censée être en mesure de contrôler en ce qui concerne l’ampleur de la masse monétaire. J’étais pour ma part très critique lorsque cette initiative a été lancée et, à mon sens, la solution qu’elle propose doit être améliorée. Mais il ne faut pas avoir peur de voter oui, car il s’agit de choisir entre le système actuel, qui est désordonné et provoque des crises systémiques, et un système qui devra encore être peaufiné mais empêchera ces crises. Personnellement, je défends une solution médiane entre le système actuel et Monnaie pleine. Il s’agirait de laisser aux banques le levier du crédit sans dépôt préalable en ce qui concerne les crédits dont la finalité est productive, mais de les contraindre à disposer d’une épargne préalable lorsqu’elles veulent spéculer sur les marchés financiers.

La gauche radicale, qui apporte un soutien critique à l’initiative, estime qu’elle ne va pas assez loin et qu’il faudrait une nationalisation des banques. Que pensez-vous de ce type de proposition?
Cette idée a aussi été évoquée en Italie et ailleurs depuis la crise de 2008. Cela permettrait peut-être de réorienter les stratégies des banques vers l’économie réelle plutôt que financière, mais si la scène politique est dominée par la droite, comme c’est le cas aujourd’hui en Suisse, le contrôle politique instauré ne va pas forcément déboucher sur des stratégies différentes qu’actuellement. A mon sens, il faut plutôt agir sur la structure des banques, pour éviter qu’elles n’abusent de leur levier de crédit. Une prochaine crise systémique ne va pas tarder à éclater et elle sera encore pire que celle dont on essaie de sortir. Il faut une réforme d’ordre structurel s’inspirant de Monnaie pleine, mais sans aller aussi loin.