Les années 68 en Suisse revisitées

Livre • Professeur honoraire d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne et député de solidaritéS au Grand Conseil genevois, Jean Batou décrit le terreau politique, social et culturel sur lequel a fleuri la contestation de 1968.

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Jean Batou avait 14 ans en 1968. Son dernier livre, Nos années 68 dans le cerveau du monstre, qui vient de sortir, situe cette année charnière dans l’histoire mondiale et dans le temps long helvétique. Sans renier son passé de jeune militant et sa part de subjectivité, l’auteur valorise un riche corpus de sources orales et écrites. Il part sur les traces des idées et des mouvements sociaux – antimilitarisme, pacifisme, écologisme, féminisme, tiers-mondisme, antiracisme, anti-consumérisme – et en explore l’héritage jusqu’à aujourd’hui.

Les ramifications sociales, culturelles et politiques du printemps de 1968, à l’intérieur et par-delà les frontières, sont nombreuses. La décennie 1965-1975 en Suisse se joue dans un contexte international particulièrement remuant. L’aura du printemps parisien a pu notamment faire oublier que des jeunes suisses ont, eux aussi, vibré, pendant cette période. Ils ont contesté les symboles du pouvoir, ceux de l’Etat, de l’armée, de l’église, de la police, de l’entreprise, de l’école, des systèmes pénitentiaire et psychiatrique. A Zurich, Genève, Lausanne et plusieurs autres centres urbains, des mouvements composés d’individus très jeunes réclament des espaces de vie autonomes. Influencés notamment par les idées de la révolution sexuelle, ils expriment de nouveaux goûts musicaux et vestimentaires. A leurs yeux, les problèmes individuels ne relèvent plus de l’unique sphère des relations personnelles. La nouvelle génération investit avec intensité, cognitivement et émotionnellement, le champ du politique. Les étudiants réclament la démocratisation des études. En plus du manque de locaux, ils dénoncent le caractère social de la sélection universitaire et exigent la gratuité des études.

Briser l’étouffoir de l’après-guerre

Et ils ont fort à faire. Le climat social et moral des années 1950 en Suisse est particulièrement étouffant. A l’issue d’un voyage en Suisse au sortir de la guerre, Simone de Beauvoir faisait ironiquement remarquer que la religion et le fascisme étaient les seuls atouts que la Suisse avaient à faire valoir ! Les élites helvétiques conservatrices de l’avant-guerre ont gardé leur position de pouvoir. En raison de la surveillance anticommuniste, qui se traduit notamment sous forme de listes noires, des interdictions professionnelles sont prononcées à l’encontre de nombreux militants politiques et acteurs culturels. Le parti socialiste est l’allié de la droite conservatrice et réactionnaire, laquelle adopte bientôt le credo néolibéral en matière économique. Il vote l’augmentation constante des crédits militaires, y compris pour l’acquisition de l’arme atomique, jusqu’à la fin des années 1950. Fief exclusivement masculin redoutant tout ce qui peut évoquer la féminité (d’où un contrôle particulièrement pointilleux de la longueur des cheveux des recrues), l’armée est la valeur sacro-sainte autour de laquelle l’ordre social s’organise. La sacralisation de la citoyenneté en arme (chaque conscrit est aussi un votant qui garde son fusil à la maison) serait à l’origine de la misogynie particulièrement notoire de la Suisse de l’après-guerre. Les citoyens-soldats votent contre l’octroi du vote aux femmes en 1959. Le suffrage féminin n’est obtenu en Suisse par vote populaire qu’en 1971. Jean Batou évoque le rôle des marches de Pâques et de certaines personnalités chrétiennes dans l’éveil de la conscience pacifiste. Son renforcement contribue à l’affaiblissement progressif du système partriarcal. L’auteur livre de nombreux et intéressants témoignages sur la progression du mouvement des objecteurs de conscience dans l’après-guerre, jusqu’au succès de la première grande initiative pour une suisse sans armée en 1989. L’ampleur du mouvement contre les centrales nucléaires de Kaiseraust (1975), Gösgen et Crey-Malville (1975) ainsi que son incidence sont soulignés.

Le combat des femmes

La contestation de mai 1968 n’a pas intégré les revendications féministes. Cependant, on voit poindre une critique de la domination masculine portée par les femmes, qui prendra une grande ampleur dans les années 1970. Le rôle de la femme au sein de la famille, à l’école et au travail, la dévalorisation de son image, le contrôle du corps féminin et de ses fonctions reproductives ainsi que la banalisation du viol sont vilipendés, notamment par des groupes comme le Front des bonnes femmes, futur Mouvement de libération des femmes (MLF). Ces dernières se battent, entre autres, avec courage et détermination, pour le droit à l’avortement.

Le rôle des immigrés

Le mouvement de libération des peuples d’Asie et d’Afrique frappe les consciences. Les horreurs commises par l’armée américaine au Vietnam représentent une préoccupation majeure pour cette génération de militants, l’équivalent de la guerre civile espagnole pour les générations qui ont précédé. Un autre sujet intelligemment abordé dans l’ouvrage est celui du rapport des Suisses à leurs voisins européens. Les agitateurs d’extrême-droite brandissent le spectre de la surpopulation étrangère (l’Initiative Schwarzenbach de sinistre mémoire). A l’instar du reste de la population, le mouvement ouvrier n’est malheureusement pas imperméable aux sirènes xénophobes. Tout comme la force du consensus helvétique autour du partenariat social et « de la paix du travail », ce facteur tend à expliquer pourquoi les immigrés ont été si longtemps tenus à l’écart des organisations syndicales en Suisse. Les immigrés italiens et espagnols ont emporté avec eux un bagage et une expérience militante, qu’ils ont acquis et développés dans leur pays d’origine. Ils devront exploiter cette ressource et faire preuve de combativité pour se frayer un chemin. L’impact de la présence des immigrés italiens et espagnols se fait sentir dans les mobilisations contemporaines et postérieures à 1968, en particulier à Genève.

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Jean Batou, Nos années 68 dans le cerveau du monstre, éditions de l’Aire, 2018.