Comment San Francisco se meurt de la Silicon Valley

Etats-Unis • Les géants du Net ont été au cœur de la campagne municipale qui s’est achevée le 5 juin. Leur présence envahissante provoque une gentrification d’une violence inouïe (par Pierric Marissal, paru dans L’Humanité).

a San Fransisco, en quatre ans, les prix de l’immobilier ont bondi de 63% dans certains quartiers, laissant de nombreux habitants sans logis (cc Jay Thompson).

«Mais pourquoi les loyers sont-ils si chers?» Lors du dernier débat entre les candidats au poste de premier magistrat de San Francisco – qui ont vu la victoire de la démocrate London Breed, première femme noire à accéder à ce poste –, le public a mis les pieds dans le plat. Les témoignages s’enchaînent: des enseignants, des infirmières, des officiers de police ne peuvent plus vivre en ville. Certains dorment dans leur voiture, campent dans des jardins… Tous les candidats promettent, dans leurs programmes, plus de construction de logements. Les plus progressistes assurent vouloir encadrer les loyers et mettre un frein aux expulsions.

En quatre années, les prix de l’immobilier ont bondi de 63% dans certains quartiers et il faut parfois quatre salaires d’un ouvrier pour payer le loyer d’un deux-pièces. La situation est devenue intenable et les responsables sont pointés du doigt: les géants des nouvelles technologies. «A partir de 2012 et la reprise économique, les changements sont devenus massifs dans la baie de San Francisco, explique la géographe Sonia Lehman-Frisch, auteur du livre Sociologie de San Francisco (La découverte). La Silicon Valley s’est étendue et a envahi la ville à grande vitesse.»

La population de la ville s’est polarisée, aggravant les inégalités
Des cohortes de développeurs et d’ingénieurs qui touchent en moyenne six fois plus qu’un ouvrier et quatre fois plus qu’un enseignant ont voulu s’installer à San Francisco. Les prix ont explosé, et les propriétaires ont abusé de l’Ellis Act, qui permet d’expulser les locataires pour adapter les loyers aux prix du marché. «J’étais dans un appartement à loyer encadré et j’ai reçu un avis d’expulsion, témoigne un peintre, Benito, au syndicat des locataires de San Francisco. Ils m’ont laissé la possibilité de rester, mais mon loyer mensuel passait de 500 dollars à 4’000 dollars. Pour une pièce! Que pouvais-je faire? Je me suis battu jusqu’à ce qu’ils mettent des scellés sur ma porte. Mais au moins je suis parti dans la dignité.»

Evan est professeur, lui aussi expulsé. Il met directement en cause les entreprises des nouvelles technologies dans le fait qu’il est aujourd’hui obligé de vivre dans sa voiture. «A cette vitesse, ce n’est plus de la gentrification, mais de la destruction de communautés, accuse-t-il. Tous les artistes, musiciens, professeurs qui sont l’âme de San Francisco sont expulsés pour y mettre des riches.»

La population de la ville s’est polarisée, aggravant les inégalités. Selon une étude de l’université de Veracruz, 54 % des travailleurs de la baie sont des sous-traitants, des prestataires sous-payés au service des plus riches, dont les revenus crèvent le plafond. Les premiers se sentent comme des citoyens de seconde zone, repoussés de plus en plus loin vers les limites de l’Etat. «Des dizaines de milliers de travailleurs noirs, latinos, asiatiques et de femmes – cette “diversité” que ces entreprises technologiques disent rechercher – sont juste sous leur nez, écrit Silicon Valley Rising, rassemblement de syndicats et d’associations. Ils gardent leurs campus propres et sûrs, nourrissent et transportent leurs employés. Ces travailleurs sans emploi stable ne peuvent planifier leur avenir.»

De véritables jungles de sans-abri
Au pied des tours de verre et de métal des Adobe, Google et autres Apple, s’installent de véritables jungles de sans-abri. Le quart des SDF des Etats-Unis vit désormais en Californie et beaucoup dans la baie. Salesforce, géant du logiciel de la relation client, a inauguré en grande pompe, le 22 mai dernier, son nouveau siège en plein cœur de San Francisco, la plus haute tour de la Côte Ouest des Etats-Unis, qui accueillera 5’000  salariés. Conscient d’être pointé du doigt pour sa responsabilité, le multimilliardaire patron du groupe a promis, lors de l’inauguration, un don de 3 millions de dollars à des associations en charge des SDF. Le mirage du ruissellement à l’œuvre…

«Le problème des sans-abri prend des proportions considérables et il est d’autant plus choquant que San Francisco est devenue une ville très riche», fait remarquer Sonia Lehman-Frisch. La municipalité, ancrée à gauche, dépense des fortunes pour financer des refuges, mais cela ne suffit pas, d’autant que l’Etat, exsangue, a amputé son budget carcéral et a mis dehors 25’000 prisonniers condamnés à des peines légères. La justice a dû accepter d’assigner à domicile des condamnés, avec bracelet électronique, dans des camps de SDF. Les entreprises de la Valley, passées expertes en évasion fiscale, ne remplissent pas les caisses de l’Etat de Californie.

Des Google bus
La crise entre les entreprises de technologie et les services publics s’est concrétisée dans les Google bus. «Ce sont des cars connectés et tout confort affrétés par les géants des technologies pour transporter leurs salariés qui habitent San Francisco et travaillent dans les locaux de la Silicon Valley, explique la géographe. Ces bus utilisent les couloirs et arrêts de bus locaux et détournent les pouvoirs publics d’investir dans les transports, aggravant la congestion du trafic déjà considérable.» Et les prix des logements explosent autour des points d’arrêt des Google bus.

Ces cars, devenus des symboles de l’invasion de la Silicon Valley dans la ville, ont été la cible de nombreuses manifestations. «San Francisco vit une énorme contradiction, explique Sonia Lehman-Frisch. Elle reste la ville la plus progressiste des Etats-Unis, dépense beaucoup en aides sociales et ses habitants n’hésitent pas à se mobiliser pour défendre la population la plus pauvre. Et en même temps, le précédent maire a exempté Twitter d’impôts pour inciter l’entreprise à y maintenir son siège, et Airbnb n’a été réglementée qu’il y a deux ans, malgré la crise du logement. La ville entretient avec les géants des technologies une relation vraiment paradoxale», résume la géographe.