Cinq Dames, belles et authentiques

Film • En ce moment sur les écrans romands, "Les Dames" de Stéphanie Chuat et Véronique Reymond documente avec simplicité et profondeur le quotidien de cinq femmes jeunes retraitées de Romandie.

Une des cinq femmes du documentaire, Marion explore les sites de rencontre à la recherche de l'âme-sœur (DR)

Comment aborder avec pudeur et profondeur un sujet sociétal important, mais négligé, tout en exploitant la magie du film documentaire ? Stéphanie Chuat et Véronique Reymond, déjà remarquées il y a quelques années pour leur poignant long-métrage de fiction La Petite Chambre, y parviennent dans leur documentaire Les Dames. Ce film, coproduit par la RTS, Climage et distribué par Agora Films, a été applaudi cette année en avant-première à Nyon, au festival Visions du Réel et dans la section Panorama du Festival de Locarno. A l’instar de La Petite Chambre, il traite avec finesse de la psychologie individuelle, notamment avec l’arrivée de l’âge ainsi que des rapports sociaux et affectifs.

Les Dames est consacré aux destins de cinq femmes romandes âgées de plus de 63 ans, vivant seule et à l’agenda bien rempli. Les héroïnes du film ont juste en commun d’avoir répondu parmi d’autres nombreuses autres femmes à un appel à projet des deux cinéastes qui souhaitaient explorer les diverses facettes et réalités d’une tranche d’âge et d’une situation de vie, à la fois riches et potentiellement délicates. A l’issue de plus de trois ans de repérage, tournage et montage, le film convie le spectateur à accompagner ces cinq femmes dans leurs existences de tous les jours sur une période d’une année. Celles-ci évoquent des tranches de leurs vies passées, livrent à la caméra leurs doutes et espoirs actuels et partagent les émotions fortes que le présent leur réserve. Loin de la tentation voyeuriste, évitant les risques du pathos et sans alourdir le récit par des déclarations d’intention ou repères didactiques – il n’y a pas de voix-off et les propos des protagonistes ne semblent pas dirigés – Stéphanie Chuat et Véronique Reymond parviennent à nous faire apprécier ces cinq femmes, leur lucidité, leur honnêteté, leur besoin et envie de s’épanouir.

Humour et profondeur

On passe ainsi simplement un temps précieux devant l’écran avec Marion, Odile, Pierrette, Noëlle et Carmen, femmes veuves ou divorcées, toutes soucieuses d’aller vers l’essentiel en cherchant dans leur quotidien l’opportunité de nouvelles expériences de vie, rencontres amicales et amoureuses. L’humour décalé et l’autodérision de Marion est vivifiant. Il est à son comble lorsque celle-ci décide de solliciter les conseils d’une agence spécialisée pour s’initier aux rencontres en ligne ; Marion est d’autant plus touchante, quelque mois après, lorsqu’elle se lance dans l’exploration des possibilités offertes par ce nouveau mode d’interaction. Odile nous bouleverse quant à elle par la façon très simple et directe d’évoquer les malheurs qui se sont abattus sur elle et sur sa famille : notamment la mort de deux frères médecins décédés par suicide, le dernier pendant le tournage du film. Elle nous touche aussi par sa recherche de simplicité et de convivialité, son amour pour la nature, sa passion pour la photographie et son talent contemplatif.

Pierrette vient de subir un veuvage. Elle parle avec un naturel déconcertant du sentiment de perte et de manque lié au récent décès de son mari. Musicienne, la pratique et l’enseignement, tout comme l’arrivée du premier petit-enfant dans la famille, permettent à la vie de reprendre le dessus. Noëlle a une carrière professionnelle passionnante. Cependant, la solitude lui pèse. Elle est aussi soucieuse de préserver les conditions de son équilibre. Ainsi, elle n’est pas prête à s’engager facilement dans une nouvelle relation. Carmen, enfin, s’investit à fond dans la vie associative et cherche à apprivoiser ses phobies comme le vertige et les angoisses nocturnes. Elle s’embarque ainsi, la peur au ventre et la mort dans l’âme, dans la cabine d’un téléphérique de glacier la menant à 3000 mètres d’altitude.

Authenticité émotionnelle

Une authentique spontanéité se dégage des propos recueillis ainsi que des scènes tournées avec l’entourage des cinq héroïnes. Il en va ainsi, par exemple, d’Odile à l’orée d’une grande forêt enneigée en compagnie de ses amis chasseurs et discutant avec eux sur un ton (faussement) badin de son célibat ; ou de Pierrette rangeant avec sa fille le bureau pléthorique de son mari décédé, les deux évoquant avec émotion des souvenirs de famille encore très frais.

Les choix opérés au niveau de l’accompagnement sonore sont intelligents tout comme le découpage des plans. On passe rapidement d’une tranche de la vie d’une héroïne à celle d’une autre, permettant de souligner ce qui rassemble et singularise les protagonistes tant au niveau de leur vécu, de leur style que de le leur personnalité. Au final, la sensibilité de ces cinq Dames s’exprime vraiment à plein. Grâce à la finesse des portraits, l’originalité et la justesse de son propos universel, ce film est une grande réussite.

 

Entretien avec Stéphanie Chuat, co-réalisatrice du film

Pourquoi et comment votre choix s’est-il porté sur les cinq « dames », ces héroïnes du quotidien qui sont au centre de ce film ?

Nous avons lancé un appel à Dames à travers le quotidien 24 Heures et le Magazine Générations afin de trouver des femmes qui avaient envie de témoigner. Il était important pour nous que les cinq femmes retenues aient répondu à notre appel, cela signifiait qu’elles avaient un désir de parole et de s’exprimer. Au final, nous avons reçu plus d’une centaine de réponses sur notre répondeur. Marion a, par exemple, tout de suite attiré notre attention, parce qu’elle était marquante, très drôle, très spontanée. De manière plus large, peut-être sommes-nous sensibles à la thématique véhiculée par ces femmes car Véronique Reymond (la co-réalisatrice) et moi-même sommes amies depuis l’adolescence. Nous avons toutes deux surtout connu nos grands-mères lorsqu’elles ont été veuves, vers 60 ans. Véronique connaissait ma grand-mère et je connaissais la sienne. Ce sont des femmes qui nous ont marquées. Ensuite, nous nous sommes beaucoup questionnées sur la féminité à partir de l’âge de 60-65 ans, comment les femmes mènent leurs vies et s’organisent entre elles, lorsque les hommes se font plus rares. Au CPO-Lausanne, théâtre géré par la mère de Véronique où nous avons monté nos premières pièces, nous rencontrions beaucoup de femmes bénévoles qui étaient seules, car divorcées de longue date ou alors veuves. Le nombre de veuves augmente d’ailleurs de façon exponentielle au fur et à mesure que les femmes prennent de l’âge. Ce sont des questions qui nous préoccupent Véronique et moi car nous avons toutes les deux un compagnon, travaillons avec et aimons la compagnie des hommes. Nous nous demandons comment les choses évolueront pour nous avec les années et comment nous y préparer.Lorsqu’on sait qu’aujourd’hui, plus de huit personnes sur dix en EMS sont des femmes, on se demande ce qui nous attend demain…

Comment s’est effectué concrètement la collaboration avec ces femmes durant le tournage ?

Une qualité de dialogue s’est instaurée très vite. Certaines des dames sélectionnées avaient vu et beaucoup apprécié notre film «La Petite Chambre». Ce film était la preuve, nous ont elles dit, qu’elles pouvaient nous faire confiance. Nous avons eu l’intuition que nous pourrions faire un bout de chemin avec elles. Nous ne nous sommes pas vues beaucoup de fois avant le tournage, pour ne pas déflorer les choses et garder la matière pour le film. A nos yeux, leurs cinq personnalités reflétaient bien cinq types de femmes que l’on pourrait rencontrer dans ces âges. Des personnalités qu’il nous semblait intéressant de voir évoluer à l’image. Nous avons tourné de décembre 2015 à décembre 2016.

Il a fallu bien planifier le tournage car nos protagonistes sont des femmes très occupées. Elles ont, pour ainsi dire, des agendas de ministre. Puis, nous tenions à ce qu’elles soient confrontées toujours à la même équipe constituée de nous deux les réalisatrices, du chef opérateur Joseph Areddy et de Céline Pernet, la preneuse de son. Ainsi, nos “dames“ étaient suffisamment familiarisées avec nous pour se sentir à l’aise en plus d’être contentes, chaque fois, de nous retrouver. Nous avons eu la chance de pouvoir effectuer déjà un mois de montage pendant le tournage. Et ainsi vérifier que les personnages étaient bien «cinématographiques». Le montage a été réalisé par Karine Sudan avec qui nous avons travaillé étroitement pour assurer l’assemblage, l’équilibre et l’ordre des séquences.

Les Dames du film s’expriment avec un très grand naturel et une impressionnante liberté de ton. Pourquoi d’après vous ?

Comme elles ont répondu à notre “appel à dames“, elles avaient envie et besoin de s’exprimer. Ce désir était leur moteur tout au long du tournage. De plus, il était important pour nous qu’elles soient filmées en train d’effectuer des activités qu’elles avaient de toute façon prévu de faire. Cela a toujours été très clair que ce qui nous intéressait était de les montrer, elles, dans leur vie. Il n’y a pas du tout de mise en scène, il s’agit bien d’un documentaire. Ainsi, lorsque Noëlle se baigne au pied du Château de Chillon, c’est là réellement, à cet emplacement du lac, qu’elle a l’habitude de se baigner.Nos “dames“sont restées très naturelles, engagées dans leurs activités du quotidien. C’est nous qui nous adaptions à elles et pas l’inverse. En tout, il y a eu environ trente-cinq jours de tournage étalés sur une année. Nous étions régulièrement en contact avec elles, même entre les jours de tournage. Nous souhaitions savoir comment cela allait pour elles et nous organiser pour la suite. Parfois, il pouvait se passer deux mois sans se voir. Nous nous donnions simplement des nouvelles. Cela s’est fait de façon assez organique, assez naturelle. L’avantage de pouvoir suivre une personne sur une année est que les événements de la vraie vie se mêlent au film. Odile a par exemple été chamboulée par un deuil, Pierrette a de son côté connu le bonheur de devenir grand-mère, ce qu’elle ne savait absolument pas lorsque nous avons commencé le tournage. Les imprévus ont apporté une richesse dans la vie de nos dames, ont permis d’éclairer leur personnalité et de révéler quelque chose d’elles.

Quelle réaction votre film a-t-il suscité jusqu’à présent ? Les Dames est-il voué à jouer un rôle social particulier? Des projections sont-elles prévues dans les écoles ?

La réaction jusqu’à présent est très positive de la part des femmes, des hommes et des gens plus jeunes. Le film touche un public relativement large et je remarque que des gens jeunes se sentent également concernés par le sujet. Ils nous disent que Les Dames leur a fait découvrir différemment des membres de leur propre famille ; le film les a fait réfléchir sur l’évolution qu’on connaît tous en tant qu’être humain, ils posent un regard différent sur leur entourage. Il a vrai un écho qui nous fait très plaisir. Les hommes disent être intéressés de voir les femmes autrement. Certains disent s’identifier au vécu et aux problématiques des femmes montrées dans le film. La plupart des gens font remarquer le niveau impressionnant de franchise et la sincérité de ces femmes, le fait qu’elles se révèlent, la confiance qu’elles ont devant cette caméra. Tout cela provoque de belles discussions d’ordre général sur le genre humain, la question de savoir comment rester souple et ouvert face à l’avenir.