Aider ou contrôler : 100 ans de travail social à Genève

Genève • Le travail social, en tant que profession et discipline du savoir, a été célébré la semaine dernière à Genève à l’occasion du centenaire de l’Ecole sociale pour femmes, aujourd’hui Haute école de travail social (HETS).

La doctoresse Marguerite Champendal lutte contre la mortalité de la petite enfance et enseigne à l’école d’études sociales pour femmes. (Archives de l’association du Bon-Secours Genève)

Ce rendez-vous a été l’occasion d’explorer les origines sociales et idéologiques et d’observer les évolutions du travail social. Une ballade-exposition sur cette thématique, visible en vieille ville de Genève jusqu’au 24 octobre, ainsi qu’un livre à paraître aux éditions IES au début de l’année prochaine, alimentent la réflexion.

Pauvreté et philanthropie

Le travail social est une conséquence directe de l’industrialisation et de la paupérisation en Europe. Les philanthropes bourgeois, inspirés notamment par les idées véhiculées par le christianisme social, encouragent les jeunes filles, ayant récemment pu accéder à l’éducation secondaire, à se former aux métiers d’assistante sociale ou d’infirmière. «Alors que les femmes de la classe ouvrière ont toujours travaillé comme couturière, charcutière, épicière, etc, la nouveauté du XXème siècle est bien de voir les femmes bourgeoises commencer à travailler», rappelle Joëlle Droux, Maître d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève et co-responsable de son équipe de recherche en histoire sociale de l’éducation.

Au sein de la haute bourgeoisie protestante genevoise, des familles de philanthropes, étroitement liées entre elles, peuvent miser sur leurs représentantes féminines pour professionnaliser le travail social, le travail infirmier et éducatif. Cette évolution sociétale se reflète dans la création, au cours d’un peu plus d’une décennie, de plusieurs nouveaux lieux de formation ouverts aux femmes ou spécialement prévus pour elles : le Bon Secours en 1905, l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Ecole des sciences de l’éducation) en 1912, l’Ecole sociale pour femmes et l’Ecole des ministères féminins rattachés à l’Institut de théologie en 1918. Les élites libérales font alors de la pauvreté une question individuelle. Dans leur conception teintée de paternalisme, la charité privée permet de «relever les pauvres».

La conception de la question sociale que se fait le mouvement ouvrier diffère quant à elle complètement car son analyse des causes de la misère est tout autre. «Pour lui, la misère est causée par le système capitaliste et industriel. Dès lors, il faut lutter contre ce système, soit par la voie parlementaire pour les socialistes, soit par la voie révolutionnaire pour les communistes», souligne Alix Heiniger, docteure en histoire spécialiste de l’histoire sociale du communisme qui participe au programme de recherche fédéral sur les placements administratifs réalisés avant 1981 et qui publiera prochainement un ouvrage sur la philanthropie.

Aider et contrôler

Le travail social se dote d’un spectre d’actions plus large, dès lors que l’Etat augmente ses prérogatives, en particulier dans le champ de la protection de l’enfance. «Jusqu’à la fin du XIXème et le début du XXème siècle, il était presque impossible de traîner un père ou une mère devant les tribunaux pour maltraitance. A partir de ce moment, c’est au contraire une obligation expressément prévue par le code civil», rappelle Joëlle Droux. Différentes interprétations, controversées, du travail social coexistent en fait dès son origine. «L’envie de libérer les pauvres de leur état va souvent de pair avec le besoin de les contrôler», souligne-t-elle. Cette tension est bien mise en évidence dans le cadre de l’exposition-ballade au cœur de la vieille-ville de Genève. Celle-ci a aussi pour objectif de rappeler qu’on pouvait il y a cent ans y voir des pauvres à de nombreux coins de rue ainsi que les institutions censées les encadrer.

Professionnalisation partielle

Le travail social s’est professionnalisé au moyen de techniques et de méthodes, inspirées de l’expérience du case-work aux Etats-Unis et des idées popularisées au sein des Nations Unies. «Les travailleuses et travailleurs sociaux occupent progressivement des postes qui étaient jusqu’ici exclusivement réservés à des hommes, des juristes, des administrateurs, des politiques ou des dames patronnesses. La professionnalisation est effective car le nombre de personnes se déclarant travailleurs sociaux à été multiplié par vingt et un depuis les années 1970. Elle reste cependant partielle, puisque la moitié des personnes exerçant dans les métiers du travail social n’a pas de formation spécifique dans cette discipline. Bien qu’elle soit reconnue au niveau fédéral et au sein du système de Bologne, la discipline doit encore convaincre les partisans de l’anti-intellectualisme et surmonter les tensions qui la parcourent», explique Verena Keller, professeure honoraire à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne et auteure de plusieurs ouvrages de référence sur le travail social.

 

A l’origine, une école d’obédience libérale

Entretien avec Didier Cattin, enseignant à la Haute école de travail social et auteur d’«Une école et son temps : un siècle de formation sociale à Genève (1918-2018) », Editions IES, à paraître en avril 2019, préface de Joëlle Libois.

Quels caractéristiques et idéaux partageaient les fondateurs de l’Ecole sociale pour femmes de Genève ?

Ils étaient des philantropes issus de la haute bourgeoisie protestante genevoise. A l’instar de Töndury, Claparède, De Morsier, Gourd, Choisy, Chaponnière-Chaix, Walter, elles/ils entretenaient pour certains des relations très étroites via des alliances matrimoniales et militaient toutes et tous en faveur du suffrage féminin. On peut qualifier leur féminisme de réformiste tout comme la vision qui sous-tend la création de l’école. Dans leur esprit, la femme – mère et épouse – devait apprendre son devoir de citoyenne et accéder à un métier permettant de gagner un salaire et d’accéder à des postes à responsabilité. L’école était d’obédience plutôt libérale. La moitié des membres du conseil de fondation étaient des « démocrates » de l’époque (futurs « libéraux »). C’étaient des conservateurs plutôt enclins à reteindre le champ d’intervention de l’Etat. La liberté d’organisation offerte par le statut privé de l’Ecole explique pourquoi son comité tiendra à maintenir pendant longtemps son statut d’association.

Quel était le profil sociologique des jeunes filles qui fréquentaient cette école ?

Elles venaient des classes moyennes-supérieures. Leurs pères étaient plutôt des cadres et des chefs d’entreprise. Ils travaillaient dans l’horlogerie, la banque, en tant qu’ingénieurs ou professeurs d’université. Les taxes d’études étaient trop élevées pour permettre à des jeunes filles de la classe moyenne inférieure ou des milieux ouvriers de fréquenter l’école. Deux tiers des élèves venaient de Suisse romande. Un tiers de Suisse alémanique. Le fait que la directrice de l’école sociale de Lucerne soit opposée au suffrage féminin explique peut-être le pouvoir d’attraction spécifique de l’école genevoise.

A partir de quand les hommes ont-ils été admis au sein de l’école ?

 Dès 1918, les hommes pouvaient y suivre une formation, mais pas y obtenir de diplôme. Les premiers hommes à entrer dans l’école étaient des étudiants chinois de la section des bibiliothècaires qui avaient été recrutés pour créer la section sinologique du Bureau international du travail (BIT). Dans la section sociale, les premiers hommes apparaissent en 1951.

En plus de la filière d’assistant social (ou service social) qui existait déjà, des formations d’animateur socio-culturel et d’éducateur spécialisé apparaissent progressivement après la deuxième guerre mondiale.

L’école a en effet pris des risques en créant des écoles/filières pour ces formations car il n’y avait pas de réelle garantie que les étudiants qui les suivaient allaient trouver du travail. L’école d’études sociales de Genève a joué un rôle décisif dans la création du centre de formation d’éducateurs pour l’enfance inadaptée à Lausanne, la future école sociale et pédagogique. Un diplôme unique commun en travail social (avec option professionnelle d’animateur, d’éducateur ou d’assistant social incorporée au cursus) a été introduit en 1981. Il a d’abord é reconnu à bien plaire par les cantons, puis par la confédération en 1997. Jusqu’à aujourd’hui, la Suisse romande est la seule à former des travailleurs sociaux sur la même base, avec un tronc commun. Nous avons également été les premiers à créer un centre de recherche sociale (CERES) pour produire un travail scientifique lié au travail social. Dès l’origine, ce centre s’est donné pour ambition de théoriser les savoirs-faire et les savoirs-être du travail social. Il a aussi donné naissance aux éditions de l’Institut d’études sociales, une maison d’édition unique en son genre à l’époque au sein des écoles de travail social.

Quel a été l’impact de mai 1968 sur l’école ?

L’impact des idées de cette période a été fort. A partir de là, pour beaucoup, le travail social devait revêtir une dimension militante, éclairer les professionnels sur les injustices et contribuer à changer le monde. Le directeur d’alors, Yves de Saussure, a vécu en particulier la période d’autogestion de l’école. La revendication d’autonomie et la remise en cause du pouvoir de l’adulte ont abouti à l’arrêt des cours et au fait que les étudiants décident eux-mêmes du programme. Les étudiants étaient vraiment étroitement associés à la gestion de l’école au quotidien. Des séances plénières étaient organisés à un rythme hebdomadaire. Ce fut une période rude pour les formateurs qui se sont retrouvés soudainement sur un pied d’égalité total avec les étudiants. Cependant, l’expérience n’a duré qu’un temps (deux ans pour les animateurs socio-culturels, six pour les assistants sociaux). Ceux qui s’étaient battus pour des changements quittèrent bientôt l’école. Un bon tiers des étudiants n’avaient quant à eux pas été sensibles aux idées contestataires.

Depuis 1994, vous êtes également responsable des admissions au sein de l’école. Le profil des étudiants a-t-il beaucoup évolué au cours des trois dernières décennies ?

Les motivations ont changé. Les références au scoutisme ou à d’autres formes d’engagements collectifs sont beaucoup moins nombreuses qu’auparavant. Beaucoup d’étudiants envisagent aujourd’hui leur formation dans une perspective plutôt instrumentale (trouver du travail). La formation n’est souvent pour eux qu’un simple passage. Ils ne conçoivent pas le travail social comme une vocation et ne s’engagent pas dans cette formation pour accomplir une vision ou une aspiration particulières. Pour les immigrés, en particulier les secondes générations, j’ai pu constater que la formation en travail social était un tremplin pour accéder à la classe moyenne. Aujourd’hui, les personnes issues de l’immigration qui fréquentent l’école de travail ou envisagent la formation en travail social sont toujours plus nombreuses.

 

Ballade-exposition « Aux sources du travail social » en vieille-ville de Genève :

https://www.hesge.ch/hets/actualites/2018/aux-sources-du-travail-social-2